Filmer l’oiseau, dialogue avec Jacques Perconte
Dans Or/Aour, Vienna (2019), Jacques Perconte filme des hirondelles en vol. Comme souvent, le cinéaste filme de très loin, ici avec un appareil photo RX 100 sur lequel sont montées des jumelles puissantes (10 X 42). Les mouvements vifs de l’oiseau rendent une part du vol insaisissable. Pour le capturer, il aurait fallu choisir une focale un peu plus large mais le zoom de l’appareil Sony est positionné sur sa focale la plus longue pour l’adapter à la vision à travers la jumelle. Avec ces hyper focales, il est plus difficile de suivre le vol libre de l’oiseau, mais c’est plus facile pour le cinéaste d’entrer en relation avec lui en cherchant à ce que son mouvement soit celui de l’animal. « Je ne cherche pas forcément à le voir à cette distance, ni de le penser, mais simplement d’être avec l’oiseau. De danser avec lui ». La pratique de Jacques Perconte et son travail théorique sont des chemins concomitants puisque le cinéaste pense qu’une « photographie reproduit ce que l’on sait d’un paysage, et non pas ce qu’il est ». À partir de cette réflexion, sa démarche consiste à entrer en relation avec la nature et ses vibrations en tant que phénomène naturel, pour accéder à l’oiseau, à la vague, à l’arbre… Le vol, filmé à la cadence de 120 images par seconde, se trouve sublimé par le ralenti des images et une vitesse d’obturation élevée (au-delà du millième de seconde) : ce n’est qu’au moment de regarder ses images que le cinéaste les découvre et voit l’oiseau. Revoir ces images, c’est encore explorer ce qui existe dans la nature mais qui nous est invisible : Jacques Perconte utilise les insuffisances du numérique — notamment en jouant avec les fonctionnements de la compression vidéo — pour nous faire voir autrement grâce aux images. « Je ne veux pas montrer l’oiseau tel qu’il mais ce qu’il dégage, ce que les mouvements de son corps dans l’air produisent dans l’image. » Faire le point représente un autre effort qui relie le cinéaste à l’oiseau : plus son image est nette, plus le mouvement de l’oiseau bouleverse les macro-blocs de pixels rendus sensibles par le travail que le cinéaste effectue, a posteriori, sur la compression numérique. Notamment, Jacques Perconte sépare chaque bloc-image (video frame en anglais) produit par le flux vidéo pour fragmenter le vol en images où le temps semble complètement arrêté par une vitesse d’obturation élevée. « Mon travail ne consiste pas à faire apparaître la vie mais seulement ces traces qui nous renvoient au tout de la vie »: les mouvements d’air provoqués par le passage des oiseaux apparaissent à l’image. Bien plus qu’un des motifs de l’œuvre de Jacques Perconte, le vol des oiseaux nous permet de mieux comprendre qu’il n’y a ni main, ni pinceau qui agissent sur l’image. Le cinéaste cherche à ce que les oiseaux eux-mêmes bouleversent l’infrastructure matricielle de l’image. La nature invente quelque chose avec la nature du support numérique que l’oiseau nous révèle lui-même. Bien que Jacques Perconte compresse parfois ses images plus de cent fois pour les rendre malléables comme de l’argile, il ne les retouche pas. Tout ce qui dérive à l’écran, comme les couleurs, appartient à la réalité technique des images saisies lors du tournage. À la recherche d’un langage immédiat avec la Nature, le processus de création de Jacques Perconte ne correspond pas à celui de la peinture ou de la retouche numérique, mais bien à la photographie et au cinéma puisqu’il s’agit de traces et de révélations. À aucun moment, il y a un pinceau : « L’image bouge, l’image change dans sa matière et on perçoit la main qui vient changer la matière mais ce n’est pas du tout le cas. C’est une interprétation culturelle qui nous renvoie à la peinture ». Qu’est-ce qu’invente la machine ? Elle produit des choses que l’homme ne peut faire, mais pour l’amener à cela, le cinéaste doit inventer un geste. « Mon travail, qui se concentrait sur le corps de l’image, a mis en évidence la nécessité de charger le geste qui filme d’une énergie humaine qui raconte la relation de l’image au sujet filmé. Avec l’expérience, c’est cette dimension que je développe plus fort aujourd’hui en pensant et en investiguant cette dimension du geste filmant, et de la situation de la caméra. »
Cinéaste du paysage, cela fait plusieurs années que Jacques Perconte pense à la possibilité du drone, observant ce que l’on fait avec, pour envisager de l’utiliser dans un projet en cours. « Le risque est de ne voir que des usages des modes de vols automatiques inclus par les fabricants, c’està-dire des drones utilisées de la manière dont ils ont été pensés. La vision omnisciente ne m’intéresse pas du tout. Je ne veux pas avoir un œil qui vole. Si le drone m’intéresse c’est pour aller saisir des choses autrement et libérer des normes industrielles qui enferment les images dans des standards. Toutes ces machines, professionnelles ou grand public sont équipées d’objectifs grands angles pour tout englober. Elles fabriquent (les images sont recadrées, redressées, renforcées…) des plans totalitaires, comme si on pouvait ramener toute la force du monde en un seul point de vue. C’est vraiment une histoire de domination. Le drone est capable de partir loin et de revenir, il échappe au regard. Ce sont des machines qui sont faites pour nous donner l’impression de tout voir alors que ce n’est pas vrai ». L’évolution des instruments de prise de vue nous permettent de pénétrer le réel avec toujours plus d’intensité, mais cette puissance est devenue aujourd’hui, pour le cinéaste, une question d’incompatibilité : le projet artistique ne peut plus se confondre avec le projet industriel qui programme la machine pour filmer à notre place.
« Tout finit par se ressembler ».
Comment recueillir des images en dépassant les seules possibilités de l’objet technique qui est programmé pour faire de la description ? Comment faire des images expressives ? Le cinéaste réfléchit ses projets à partir des impossibilités de la machine. Si le drone donne l’impression que l’on voit d’un seul coup d’œil, le cinéaste cherche l’incomplétude. Aussi, il cherche encore faire voler la machine « à une hauteur plus intrigante » que le point de vue humain ou celui d’en haut. C’est par le langage, en changeant le vocabulaire de la machine, puis son code, que la ré-appropriation commence. Puis, « c’est une question de pratique. Il s’agit de voir et de sentir la où la machine se perd » bien qu’elle soit programmée pour recalculer en permanence sa position. Si le drone est généralement utilisé pour filmer d’en haut, depuis une position de domination, Jacques Perconte veut l’utiliser en dépassant seulement légèrement, le point de vue humain, c’est-à-dire en filmant à 5 mètres. « Comment être en forêt, la saisir de l’intérieur ? Comment, avec un tel engin, ne pas seulement se situer au-dessus de la forêt, ni autour ? Je n’ai pas envie de voler à hauteur d’homme car c’est là où il y a de la place pour marcher. Je veux le faire voler au milieu des arbres car, à cette hauteur, la machine permet une autre modalité que celle de la marche ou du travelling. Et si l’appareil voit tout, je le mets à un endroit où il ne verra rien. Le drone va éviter chaque branche en se déplaçant dans un type de comportement où il se protège. Il va reculer, se déplacer, sur la droite ou la gauche. Ce n’est pas un comportement énergique, c’est une mise en sécurité de la machine alors que la fluidité du mouvement est calculée pour stabiliser les images ». Le cinéaste pense à mettre le drone dans un certain état de fragilité, de l’affaiblir pour viser une contre-performance de la machine en utilisant la machine dans sa capacité à être en suspension. La forêt résiste à la pénétration de la machine dont l’automatisme est de chercher à être toujours en mouvement : « L’enjeu est de me servir du drone pour faire autre chose : des gros plans, et des plans fixes, être près plutôt que loin, remonter le long des troncs, des branches ». Si le drone est fait pour aller vite, Jacques Perconte veut le programmer pour qu’il « évolue lentement, et en silence, alors que le son produit par la machine rappelle celui d’une tronçonneuse, incarnation d’une violence humaine qui est bien à l’œuvre. » Le drone échappant à sa main, le cinéaste se demande comment contenir la machine et sa puissance, en replaçant le geste au cœur de son rapport à la machine : « C’est une question stratégique, pour que tu ne sois pas juste en train de paramétrer l’orientation du drone, mais bien d’être en position de filmer. Pour moi il n’y aura jamais d’outils plus forts qu’une petite caméra portée par quelqu’un qui filme quelque chose, quelque part, en cherchant à pénétrer le réel. » En utilisant la technologie, la place de l’homme et son incarnation dans un geste, devient fondamentale. Comment tenir le drone ? L’enjeu de cette ré-appropriation physique des machines et de leur langage trouve son origine dans ce moment technique d’une mutation où « l’image n’est plus physique, mais mathématique. La physicalité d’une image en informatique, c’est la même physicalité qu’un son : on peut transformer un fichier texte, en fichier image ou en fichier son. L’image est devenue une infrastructure de données qui peut être réévaluée, enrichie, dans un principe de recréation de médias (des blocs images sont générés à partir d’autres blocs images) selon des logiques qui relèvent de la mécanique des algorithmes. Prospectivement, et peut-être plus rapidement qu’on ne peut le penser, il sera aussi question d’imagination artificielle. »
L’intensité que Jacques Perconte met à observer la Nature pour en révéler ses vibrations, place l’homme à une autre échelle, face à un univers qui, de toutes façons, nous dépasse. « De toute évidence, le drone qui annihile le geste en le mettant à distance ne fait qu’exacerber ce qui se passe depuis que les caméras sont devenues des ordinateurs. » À l’ère de l’interface et du programme, quelles relations le cinéaste peut-il construire avec l’outil ? « La relation de l’homme à la machine contraint celle de la machine au monde, mais cette dernière est subie si on n’a pas la volonté de la changer. Il suffit de comprendre cette constance qui enferme les images dans des manières de faire pour produire des situations qui ouvrent des possibles et les images, en même temps. Le drone est programmé pour s’adapter à toutes les contingences de la nature et les contourner. Comment rendre compte du chaos naturel des formes avec un appareil programmé pour lisser et contrôler, mouvements, cadre et lumière ? Comment faire advenir quelque chose de nouveau alors que l’inattendu se trouve a priori neutralisé par tous les systèmes mis à l’œuvre (par exemple, les capteurs hdr 10-16 bits) ? Quand on regarde ces longs plans descriptifs tournés au drone, ils sont la plupart du temps accélérés en post-production, parce que le temps nécessaire à la machine pour décrire des espaces immenses filmés est bien trop long et qu’on ne voit / vit rien avec ces images. Toutes les informations sont déjà dans la première image du plan ». Le mouvement ne révèle que le fonctionnement de la machine : une répétition mécanique de la première image. Les images produites sont pauvres dans le sens où elles ne servent qu’à appuyer la performance de la machine là où Jacques Perconte cherche à la contrecarrer pour entrer en contact avec la nature et rendre sensible cette rencontre. « Souvenez-vous, persévérez, percez et vous verrez. » Jacques Perconte s’appuie sur cette citation de l’alchimiste Patrick Burensteinas pour exprimer l’intentionnalité de son geste. Avec la disparition de la physicalité de l’image, le cinéaste pense le geste à partir de son absence, observant les traces que la nature laisse dans les images mais il cherche à réinscrire du corps dans l’acte de filmer et de la création dans la fabrication d’images jusqu’alors pré-déterminées par les machines et leurs systèmes. Ce cinéma reste un transport puisqu’il s’agit de trouver un moyen « d’aller quelque part », de se frayer un chemin dans l’évidence du visible, avec le drone ou avec l’oiseau.
Cette conversation menée par Vincent Sorrel avec Jacques Perconte se prolongera lors de la matinale de ParisDOC « Le drone est ce que l’on en fait », jeudi 19 mars.