Kevin Jerome Everson, l’idéal de l’abstraction
Kevin Jerome Everson est l’artiste cinématographique noir le plus important du XXIe siècle, et lorsque sa carrière s’achèvera – nul doute qu’il aura alors réalisé quelques centaines de films supplémentaires –, il sera célébré comme le plus grand artiste cinématographique noir de tous les temps. Si cette assertion peut sembler bien excessive, le fait est qu’Everson joue déjà avec l’histoire, pendant que les autres ne font que courir après elle. Tel un athlète d’exception, il surclasse les autres artistes par son travail acharné, révélant ainsi toute l’étendue d’un talent extraordinaire.
On reconnaît immédiatement le style d’Everson : c’est l’absence même de style, ou plutôt le nettoyage, la réduction du style. Appelons cela un anti-esthétisme. Les gestes sont souvent minimalistes, qu’il s’agisse des gestes accomplis par les sujets à l’intérieur du cadre ou du geste cinématographique de l’artiste visant à rendre palpables ces sujets. Everson a souvent affirmé que son travail tendait vers l’abstraction, en tant qu’idéal et, en quelque sorte, de point final. Ce qui veut dire que c’est la forme qui lui importe le plus – le coup de pinceau, et l’image qui en résulte nécessairement. L’évocation d’une dimension politique de son cinéma a tendance à l’agacer, peut-être parce qu’il refuse toute attitude par trop doctorale. De même, il voit d’un œil méfiant l’application de tout concept représentatif totalisant à son projet d’ensemble. Il rejette d’ailleurs le terme générique de « documentaire », impropre selon lui à qualifier son travail. Ses œuvres sont une quête collaborative : leur valeur réside dans la relation personnelle qu’il établit avec les personnes. Son engagement porte sur eux et sur le lien éthique qu’il construit avec eux. Ce sont peut-être ces liens invisibles qui forment l’ADN de son art.
Everson opte souvent pour le noir-et-blanc, mais il lui arrive de filmer en couleur. S’il privilégie le 16 mm en tant que format de base, il a plus d’une fois utilisé le numérique. Choisir un médium spécifique est loin d’être anodin pour lui : lorsqu’il veut enregistrer quelque chose, il choisit la vidéo, et lorsqu’il veut révéler quelque chose, il choisit le film. Dans les deux cas, il procède au montage – visuel et sonore – par le biais du numérique, en bricolant sur son ordinateur. Le découpage est à l’image de ses prises de vue : toujours fonctionnel, jamais tape-à-l’œil. Ce fonctionnalisme, cependant, est trompeur. En effet, si l’élaboration d’une structure visuelle et sonore déterminée est extrêmement importante dans son œuvre, le découpage est cependant réalisé de façon rapide, intuitive. D’ailleurs, Everson finit toujours ses films dans les délais fixés. Comme l’indique le titre de l’un de ses court-métrages récents, co-réalisé avec Claudrena N. Harold : « How Can I Ever be Late? » (« Impossible pour moi d’être en retard ! »). De la même manière que les employés doivent s’enregistrer à la pointeuse dans un de ses films, Everson se doit d’enregistrer leur vie. À cet égard, il ressemble aux ouvriers et aux ouvrières qu’il filme. Sans jamais se placer à un niveau supérieur à eux, il leur affirme cependant : « Je dois faire cet art ! ». Ce qui signifie : je dois le faire maintenant, car le temps n’est pas de l’argent mais de la vie.
La vie d’Everson se structure autour de deux pôles voisins : l’enseignement et la réalisation. Il filme constamment – non comme une personne qui laisserait la caméra allumée de façon obse- ssionnelle, mais plutôt pour des raisons techniques ou idéologiques. Everson ne pense pas que la vie soit du cinéma. Il ne regarde pas beaucoup de films. Ce n’est pas un romantique. Il filme constamment parce qu’il a un travail à accomplir, un but à atteindre – non fondé sur sur la quantité mais plutôt sur la qualité. Reste à espérer que, lorsqu’il atteindra le niveau d’abstraction désiré, il n’abandonnera pas le cinéma pour une autre forme artistique dans laquelle il a reçu une formation, comme la photographie ou la sculpture. De toute manière, en une vingtaine d’années seulement, il a déjà énormément contribué à l’art cinématographique, et ce avec une passion, un investissement et une rigueur dont certains artistes de vingt ans ses cadets peuvent et doivent
s’inspirer. Everson est certes un pédagogue, mais il est également bien plus que cela : il est le doyen de la création cinématographique noire. Cette rétrospective – d’une ampleur rarement égalée en Europe – est également un geste, un hommage à l’homme et à son travail.
Certains chef-d’œuvres présentés dans le cadre de cette rétrospective méritent une mention particulière. Prenons par exemple le film Tonsler Park. De façon presque miraculeuse, il s’agit de l’une des rares fois où la conscience sociale et la conscience historique de l’artiste se fondent en un chronotope florissant. Everson a pu avoir accès à un certain nombre de bureaux de vote dans la région de Tonsler Park à Charlottesville (Virginie), où il vit et travaille en tant que professeur d’art à l’Université de Virginie. Il cherche dans son film à dévoiler le travail effectué par les employés des bureaux de vote, essentiellement des afro-américains. Il faut ici souligner que ce travail est un travail sous-estimé, invisible, et réalisé par une catégorie de citoyens sous-estimés et défavorisés. Ce sont ces gens qui, en réalité, préservent la structure du plus grand système démocratique de la planète. L’excellence de leur travail, ainsi que le dévouement dont ils font preuve, irradie chaque image du film. Pour ceux qui ont suivi les dramatiques élections présidentielles américaines de 2016, il est impossible, en regardant ce film, de ne pas se souvenir des propos calomnieux proférés par un certain candidat d’extrême-droite envers les bureaux de vote de ce type et les personnes qui y travaillent – propos dans lesquels il préconisait le recours à des patrouilles armées pour priver du droit de vote ou dissuader de voter ceux qui, selon lui, étaient susceptibles d’enfreindre la loi. Face à cette rhétorique, le film brûle d’un ton implicitement polémique, sensible dans chaque flash frame. Everson avait déclaré vouloir réaliser un film expérimental en positionnant la caméra loin des sujets et en réduisant la profondeur de champ : les personnes qui traversent sans cesse le cadre construisent ainsi des schémas rythmiques abstraits. Plutôt qu’un flicker film(1), Everson a sans doute réalisé le film politique le plus important de ces dernières années aux États-Unis, un film qui mériterait une place pour l’éternité dans les archives de la Library of Congress en tant que document indispensable du patrimoine culturel contemporain.
Ears, Nose and Throat est un court-métrage ayant pour sujet un évènement dévastateur : la mort d’un jeune noir abattu par un ami proche. Pour aborder ce sujet difficile, Everson choisit comme médium une femme ayant été le témoin oculaire du meurtre, filmée pendant qu’elle passe un examen ORL. La symbolique est explicite, intimement liée au fait d’être témoin d’un crime et de le raconter. Mais, rappelons-le, Everson ne fait pas de documentaires. Ses images se placent souvent dans un rapport de rupture contrapuntique subtile avec les sons. Nous n’avons jamais accès à une représentation claire de l’événement, pas plus qu’à une simple explication de son importance. Le point de référence le plus fiable dans un film aux perspectives si changeantes, c’est le signal audio récurrent qui ponctue les différentes étapes de l’examen médical : un signal abstrait qui ne dit rien, qui détruit le sens. Ce signal est le pouls du film, le métronome venant rythmer un montage aux structures arythmiques. Ears, Nose and Throat constitue l’œuvre la plus complexe d’Everson en matière de montage audiovisuel : il y fait montre de toute sa virtuosité à la table de montage. Ce qui subsiste entre les lignes, entre les signaux sonores de ce collage non-fictionnel, c’est un événement personnel bouleversant : le jeune homme assassiné était en effet le propre fils d’Everson. On a rarement vu un cinéaste dévoiler ainsi son cœur et son âme sur celluloïd.
Park Lanes est une vidéo beaucoup plus longue qui enregistre en temps semi-réel une journée de travail dans une usine de Virginie produisant du matériel pour le bowling. Si cette vidéo de huit heures est le plus souvent projetée dans des espaces d’exposition, Everson est ravi qu’elle soit parfois projetée au cinéma – et sans interruptions. On peut discerner dans ce film un grand nombre de thèmes qui constituent chez Everson des préoccupations fondamentales et récurrentes : le travail manuel en tant que savoir-faire ; les lieux de travail ; les objets industriels ; la sculpture ; les procédures professionnelles ; etc. Park Lanes se compose de longs plans dévoilant les différentes étapes d’une chaîne de montage. Les employés de cette usine s’emploient à diverses tâches, comme fabriquer des écrous et des boulons ou peindre de grandes surfaces. La somme totale de ce travail résulte en une création artistique tout autant qu’en des produits destinés à la vente – ce qui n’est pas incompatible, bien sûr. L’amour de l’art manuel est manifeste dans cette vidéo, ainsi que celui de la patience et de l’étude nécessaires à l’apprentissage et au perfectionnement de cet art. L’attrait de l’abstraction chez Everson transparaît dans les objets presque inidentifiables qui sont produits ici. Mais malgré notre difficulté à les identifier, ces produits constituent des éléments essentiels d’un tout unifié : ils représentent la promesse de formes nouvelles – des formes sociales, des formes de capital. Park Lanes mêle donc machinisme et humanisme de façon similaire aux constructivistes du début du XXe siècle, en un ballet industriel plein de gaieté qui est également une ode à l’ingéniosité. Il s’agit, à mi-chemin dans la carrière d’Everson, de son grand œuvre. On trouvera peu d’exemples aussi admirables d’hymne à la complexité du travail parmi les travaux cinématographiques contemporains.
Lorsqu’on considère l’état du cinéma noir contemporain, combiné à cette époque de renouvellement de la conscience politique dans laquelle nous vivons (ce qu’on a pu désigner par le terme de « wokeness ») et où la réhabilitation est sans doute le mot-clé le plus important dans l’univers artistique, peut-être serait-il juste de parler d’une forme de renaissance. Il y a un fort besoin d’art noir, et ce besoin ne faiblira pas dans la mesure où les citoyens et les institutions sont engagés de façon dialectique dans une redéfinition de leurs principes et de leurs priorités, et où le monde continue à changer. Nous sommes à une époque où les artistes noirs se tournent vers le figuratif et le représentatif de façon à affirmer leur identité collective et à répondre aux besoins actuels.
Un certain nombre d’artistes visuels privilégient le visage noir, le corps noir, parfois les deux ; bien souvent, ces corps sont représentés en train de mener des activités tout à fait ordinaires, dans le moment présent. Cette remise à zéro des règles de représentation correspond à une volonté d’éviter tout exceptionnalisme – celui-ci n’étant souvent rien d’autre qu’une habile ruse sociale utilisée afin de catégoriser et supprimer les masses. Le temps est venu d’un esthétisme de l’ordinaire noir, dont Everson est le grand prêtre. Certains artistes peinent à redéfinir la couleur même du noir en termes de propriétés visuelles, et donc à redéfinir ce qu’être noir signifie, ce que regarder un sujet noir signifie. D’autres artistes se préoccupent de ce que représenter la culture noire signifie et cherchent à trouver le secret d’un code créatif noir essentiel. Il s’agit d’une recherche métaphysique, et la lutte qui se trouve au cœur de ce projet collectif est une lutte pour les âmes de la population noire, pour ainsi dire : une lutte visant à reconsidérer leurs conditions passées, présentes et futures.
Si Everson utilise sa caméra pour fournir une esquisse des noirs américains, il ne s’intéresse cependant pas au figuratif en soi. Il représente la population noire sans chercher une politique du représentatif. Son art n’est pas un art théorique, mais plutôt un art appliqué : moins une image démonstrative qu’une image fonctionnelle. Il a établi les bases nécessaires à l’évocation de l’ordinaire chez une population dont les vies et les histoires n’avaient rien d’une paisible routine. Dans son œuvre, il évite tout exotisme et tout geste exotisant, qui sont étrangers à son projet humaniste d’ensemble. Everson choisit plutôt d’aller à la rencontre de la vie telle qu’elle est vécue, où elle est vécue : conscient, lucide, il la regarde bien en face, éprouve la réalité des choses, et la projette à l’écran.
(1) Le film expérimental The Flicker de Tony Conrad (1966), qui faisait défiler alternativement une image noire et une image blanche, a donné naissance à l’expression « flicker film », qui caractérise les films utilisant ce procédé stroboscopique.