Ce(ux) qui fait. Fabrique le cinéma (du réel)
Tournage de Pauline à la plage (1983). L’équipe est dans la chambre de Pauline où se trouve un lit, une fenêtre et au mur, la reproduction d’un tableau de Matisse au fond rouge. En dessous un radiateur blanc, sur le mur blanc. Ce ton sur ton n’est pas très beau. Eric Rohmer ne veut pas faire repeindre le radiateur car la maison est louée. Qu’est-ce que l’on peut faire ? Sur le plateau, l’équipe cherche une solution en plaçant la serviette de plage de Pauline à sécher sur le radiateur. Mais, la serviette de Pauline est blanche comme le radiateur : rien de bien plus heureux. Georges Prat, l’ingénieur du son (qui m’a raconté l’anecdote), propose de mettre la bouée rouge de Pauline sur le bouchon du radiateur. La bouée termine la composition. La scène est tournée et cette image est devenue celle de l’affiche. Cette anecdote ne représente qu’une petite part du travail d’Eric Rohmer (de composition, d’équilibre…), elle est néanmoins révélatrice de la manière dont opère le réel au sein du processus de fabrication : c’est dans la confrontation avec la réalité que la création advient.
Au début des lettres vidéos que ce sont échangés Robert Kramer et Steven Dwoskin, Kramer filme sa table de travail où se trouve, pêle-mêle, ce que l’auteur est supposé faire et dont il pressent déjà qu’il n’arrivera pas à tout faire. Si la réalité est à ce point désorganisée, elle peut aussi très facilement le rester. C’est dans cette tension que le cinéaste évoque le chaos, le désordre, il parle d’impuissance alors qu’il commence à filmer ce qui est là : une chaise, au centre d’une pièce vide, un vélo, tout autour, du blanc. C’est à partir de l’ascétisme et du dépouillement qu’il a mis en scène dans cet appartement, du vide qu’il fait autour de lui, que le cinéaste
produit un effort de pensée : qu’est-ce que je peux faire de cette réalité-là ? Comment peut-elle enrichir l’œuvre ? En quoi nous concerne-t-elle ?
Qu’est-ce qui justifie cet effort, la fatigue qu’il va falloir nécessairement engager pour la fabriquer ? Mais aussi, comment s’en sortir ? Comment s’en sortir, vivant ? Dans une autre pièce de son appartement-atelier, une autre table, avec des cartes routières. En voix off, Kramer dit à leur propos, que ce sont là « des lieux pour s’enfuir », évoquant ainsi l’impossibilité de faire, tout en faisant un film. Il pose le vélo à l’envers pour filmer la roue qui tourne dans le vide. Sur cette image, Kramer se questionne à haute voix tout en s’adressant à Dwoskin : « Comment les idées coulent dans nos veines ? ». Puis la roue s’arrête. Parce qu’il n’y a pas d’évidence avec le désir, comment trouver le désir de faire mais aussi de continuer à faire ? Comment aimer un projet qui n’existe pas encore ? Quelles sont les conditions de son existence ? C’est-à-dire qu’elle est la réalité de l’œuvre ?
Pour Notre Nazi (1984), Robert Kramer filme le tournage du film Wundkanal (1984). Les moyens du cinéma, ceux du documentaire de Kramer redoublent ceux de la fiction de Thomas Harlan, et exercent une pression sur l’ancien nazi. Les outils du cinéma deviennent ceux d’un interrogatoire. Dans le studio, qui s’est substitué au tribunal, des caméras scrutent cet homme de 80 ans éclairé par les projecteurs de cinéma. Albert Filbert n’est pas un acteur professionnel. Même s’il connait ce dont il parle, son texte lui est soufflé par Harlan à travers une oreillette. Alors que le criminel coule dorénavant des jours tranquilles, sa présence créée une in-tranquillité dans l’équipe, comme chez Robert Kramer, qui s’intéresse aux détails comme aux traces de l’histoire : combien l’acteur est payé pour jouer ce rôle ? Kramer filme ses cicatrices et cherche à savoir comment travaille la maquilleuse, puis, ce qu’Henri Alekan fait pour éclairer ce personnage. Toutes ces questions techniques posées par le tournage deviennent des problèmes moraux : comment est-il possible de le toucher, de prendre soin de lui, de lui parler, d’être ému, de le croire, ou encore de feindre, « de jouer » ? C’est pourquoi Robert Kramer a filmé le cinéaste Thomas Harlan se mettre en colère parce qu’il n’arrive pas à lire le texte qu’il doit enregistrer. Le metteur en scène met en cause la table à laquelle il est assis (qui n’est pas la même que la dernière fois). Puis, il s’arrête de nouveau parce qu’il a trop de salive dans la bouche. S’appuyant sur la matérialité du cinéma, Kramer ajoute de la réalité, à la réalité du film en train de se faire, et nous montre ainsi les liens qui existent entre des gestes techniques et des « gestes d’humanités » (Yves Citton, 2012). Avec ce film-procès, il nous rappelle que « faire ne serait se départir d’un fait » (Loïg Le Bihan, 2018). À la fin de Notre Nazi, la voix de Robert Kramer affirme ce qui reste tu dans le film de Harlan : « Le docteur a confié à un membre de l’équipe du film que cette expérience de cinéma fut certainement la plus importante de sa vie. Et ça, ça fait rêver, non ? » Le rêve de Kramer n’est pas du registre de l’imaginaire. Il s’agit au contraire de soulever et d’affirmer l’ambiguïté de la situation (et du film), c’est-à-dire de montrer ce qui pose problème.
C’est bien la naissance d’une interrogation et d’un problème qu’Harun Farocki nous montre, lorsqu’il filme en mars 1983, Danielle Huillet et Jean-Marie Straub diriger les répétitions précédant le tournage de Amerika. Rapports de classe (1984). Avec les acteurs, les cinéastes cherchent à préciser, avec acharnement, la manière de dire le texte (ici, Amerika, de Franz Kafka) pour arriver à ce qu’il n’y ait pas de pauses, juste des césures : « Nous devons détruire toutes les pauses. Elles doivent rester en profondeur. On va tirer dessus pour qu’elles explosent ». La singularité de leur travail s’inscrit dès ce moment de répétition alors qu’un des acteurs interroge une nouvelle fois le metteur en scène sur ce qu’il doit faire : « Je ne t’ai pas répondu car je n’ai pas encore résolu mon problème ». Pour Straub, il s’agit avant tout d’identifier les problèmes que la réalité nous pose. Pour cela, il généralise le doute comme la radicalité d’un questionnement face auquel « on doit trouver une solution, précise ». Et quand l’acteur se trouve sur ce qui semble être le bon chemin, Straub lui donne son avis qui ne repose sur aucune certitude : « C’est juste le vertige que l’on a quand ça commence à s’installer. Tu es comme le danseur de corde qui ne sait pas encore ce qu’il fait mais qui a quand même bien dansé. » En 1987, François Albera, après une projection de La Mort d’Empédocle réalisé la même année, interroge Straub et Huillet : pourquoi travaillez-vous à partir de textes pré-existants ? (ici, Friedrich Hölderlin), Jean-Marie Straub répond : « On ne s’intéresse pas à nos petites idées privées mais on s’intéresse davantage à nos expériences […]. On s’intéresse à ce qui nous résiste. » Ils ont choisi ces textes parce que ce sont déjà des œuvres puissantes. Ce long travail de répétitions filmé par Harun Farocki, alors que les cinéastes sont à la recherche d’une diction, permettent d’inscrire des points de résistance avec le texte. Cette relation forte avec la réalité existe également avec le montage, comme le montre le film de Pedro Costa dans lequel on voit Straub et Huillet s’appuyer sur la réalité du passage d’un papillon ou celle d’un sourire qui serait enfoui dans le visage d’un acteur, pour décider d’un raccord de montage.
Ces films dépassent la représentation classique des cinéastes au travail. Il ne s’agit pas seulement de voir faire, mais de faire voir le faire, c’est-à-dire d’appréhender sensiblement le monde et la condition d’existence de l’œuvre à faire (Etienne Souriau, 1943). Ce n’est pas un hasard si Harun Farocki commence le film Travaux
sur Rapports de classe (1984) par Jean-Marie Straub qui après le mot « Essai », dit aux acteurs : « Vous n’avez pas besoin de moi », avant de lancer le « clap ». Dans ces films, les cinéastes observent l’œuvre dans son élaboration, (ré)agissent, la parle. Selon des degrés différents imbriquant la réalité de la fabrication et sa mise en récit, ils nous montrent comment le voir et l’écoute travaillent le faire dans une relation d’altérité. Tel un organisme vivant, l’œuvre trouve son existence en dehors des cinéastes mais au sein d’un « combat avec la réalité » (Jean-Marie Straub). Cette confrontation efficiente amène les cinéastes à se remettre en cause, et s’ils se saisissent de cette opportunité, à remettre également en cause la réalité, transformant ainsi ce combat en luttes. Cette éthologie du faire nous amène à considérer pourquoi il ne faut pas chercher à achever l’œuvre, mais au contraire, à prendre soin de cette altérité pour qu’elle atteigne son autonomie.
Fabriquer le cinéma du réel, n’est-ce pas reconsidérer les moyens de penser un rapport à la réalité dont on croit – fondamentalement – quelle sera toujours plus puissante que soi ? Et ainsi, accepter de remettre en cause notre souveraineté individuelle pour mieux gagner ce combat et hisser la réalité au-dessus d’elle-même ? Travailler cette résistance, comme le dit Robert Kramer, c’est apprendre, avec humilité, à « aller se cogner contre le mur du studio de la réalité. » La dimension de l’échec est toujours présente pour apprendre à se relever. C’est pourquoi ces films s’opposent au mythe de la création, qui se fonde le plus souvent sur le pouvoir d’imagination d’un auteur.
Face à ce mythe, et devant la question de l’écriture, je me souviens de Tariq Teguia (c’était en 2015) affirmant : « un film ne se rêve pas ». Et rajouter : « Des rêves j’en fais toutes les nuits, ils me viennent, comme ça, sans que je n’ai rien pu faire. Faire un film, cela n’a rien à voir avec rêver.». D’ailleurs, les rêves on les subit. Et puis, les rêves ne sont-ils pas habités d’images que l’on connait déjà ? Est-ce que les fantasmes sont des idées neuves ? Bien qu’il soit difficile d’inventer d’autres images que celles – toujours plus nombreuses et domestiquées – que nous transmet notre culture, ces films de cinéastes nous montrent que la réalité nous aide à inventer des images autres, et qu’il faut faire avec la réalité, parfois « contre », mais jamais « sans ».