Lettre d’un cinéaste – correspondance
Qu’est-ce qu’une lettre, sinon ce petit morceau de pensée arraché aux affaires quotidiennes et adressé à quelqu’un qui n’est pas là et, probablement, nous manque ? La lettre se définit avant tout par l’absence de l’autre et s’inscrit dans le vide qu’il laisse à sa place d’interlocuteur, ou plutôt dans la distance qui nous sépare de lui. Car l’autre caractéristique de la lettre, qui la rend aujourd’hui pratiquement obsolète, est le temps qu’elle met à arriver à son destinataire, à traverser physiquement cette distance, à combler réellement le manque de l’autre dans le cadre virtuel d’une conversation qui ne veut pas mourir. Ainsi l’échange épistolaire doit-il s’accommoder d’un décalage, d’un asynchronisme qui lui est constitutif, les lettres arrivant toujours trop tard ou quand on ne les attend pas. La lettre est, en effet, à la confluence de deux temporalités qu’elle réunit dans sa chair même : le présent de l’écriture, qui fixe un stade de pensée ou de sentiment, et ce temps de transport qui l’enrobe d’un recul réflexif, d’une certaine rêverie. C’est son inconvénient et ce qui lui donne une telle puissance émotionnelle : elle fonctionne comme une petite capsule de temps contenant une présence et une parole différées.
Entre janvier 1982 et novembre 1991, une émission de télévision créée par Michel Boujut, Claude Ventura et Anne Andreu, diffusée sur Antenne 2 (l’ancêtre de France 2), rompt avec les sempiternels plateaux de débats et d’entretiens avec lesquels la petite lucarne avait l’habitude de « traiter » l’actualité du grand écran. Cinéma, cinémas parle du cinéma à partir de sa forme même, c’est-à-dire de cette notion fondamentale qu’est la mise en scène : montage, cadre, lumière, point de vue constituent les axes cardinaux d’un programme qui réunit, par le truchement d’une voix-off tout droit sortie d’un polar, des entretiens, making-offs, reportages, extraits de films et autres documents photographiques. Au sein de ce magazine fait avec les outils même du cinéma, il était naturel que s’ouvre un espace dévolu aux cinéastes eux-mêmes, qui prendrait la forme brève, spontanée et légère d’une lettre filmée. Apparurent ainsi, de façon sporadique, les Lettre d’un cinéaste, série de quatorze courts-métrages rassemblés dans cet esprit de collection qui fut longtemps celui du service public, commanditaire des cinéastes via ses organes du Service de la Recherche de l’ORTF, puis de l’INA, ou les diverses unités de production affiliées aux chaînes. Avec son principe simple et sa forme ouverte, Lettre d’un cinéaste demeure sans doute l’une des plus belles, mais aussi des plus cohérentes anthologies jamais produites par la télévision publique, d’une liberté d’approche et de ton rarement égalée.
Composer une ciné-lettre, c’est d’abord, et le plus simplement du monde, donner de ses nouvelles, dire où l’on en est. Dans son magnifique épisode, datant de 1982, Alain Cavalier se filme dans son appartement, alors qu’il commence à travailler sur le scénario de Thérèse (1986). Seul face à la page blanche, il se tourne vers les objets qui l’entourent, se livre aux rêveries et aux réflexions qui, incidemment, vont faire naître les images et les mots. La caméra investit ce lieu solitaire de création, l’appartement, monde intérieur où les idées tournent en rond, avant de jaillir sur le papier. À la fin du film, Cavalier reçoit une jeune comédienne à laquelle il fait passer un essai : la singularité et la grâce de la rencontre, pourtant sans lendemain, font comprendre que la gestation d’un film consiste à l’oublier en chemin pour mieux en retrouver la trace. Avec Les minutes d’un faiseur de film (1983), Luc Moullet décline quant à lui la journée-type du cinéaste hors-tournage, du lever au coucher, avec l’excentricité comptable et l’humour pince-sans-rire qu’on lui connaît : noter une idée au saut du lit, taper à la machine, combiner des séquences, faire la vaisselle(1), faire son jogging, passer au CNC, aller voir un film, rentrer se coucher. Ainsi démystifiée, la condition de l’artiste se trouve ramenée à des notations triviales et pragmatiques (aller pisser, se changer dans la rue) et convertie en un irrésistible petit traité d’existence pratique. Dans les deux cas, la ciné-lettre nous parle de ce temps entre les films, ce hors-champ de la création qui jette sur elle un jour différent, et affirme ainsi sa nature transitoire.
Avec Quand je m’éveille (1982), le cinéaste allemand Wim Wenders donne lui aussi des nouvelles, mais cette fois du montage d’Hammett, son premier film américain, qui suscite des pourparlers tendus avec son producteur Francis Ford Coppola. Mais Wenders en profite également pour filmer les rues de New-York et rendre compte d’un certain état des images, désormais électroniques, en cette pointe avancée du siècle finissant que sont les années 1980. Il s’adonne alors à une autre des vocations primordiales de la lettre : celle du récit de voyage, rendant compte des lieux que l’on traverse, d’un ailleurs que l’on découvre ou que l’on retrouve. C’est la voie qu’emprunte Raoul Ruiz, cinéaste chilien exilé en France, dans Le retour d’un amateur de bibliothèques (1982) qui décrit son voyage à Santiago, sa ville natale, à travers une série de vues en Super 8 montrant ses rues et faubourgs. Mais Ruiz détourne en même temps son propre voyage de l’intérieur, en lui ajoutant une voix-off fabulatrice, qui ouvre des chemins de fiction et de poésie au cœur même des images documentaires. Relatant la quête d’un livre disparu dont la couverture rose aurait soustrait cette couleur de la réalité chilienne, le commentaire désigne en filigrane le coup d’État du 11 septembre 1973. Dans Suite de sept pièces (1982), Otar Iosseliani, cinéaste géorgien vivant à Paris, exerce quant à lui son regard sur les Français, en croquant de courtes saynètes sur leurs petites habitudes, leurs visages, leurs us et coutumes, comme vus depuis la position excentrée (et excentrique) de l’exil.
Si la lettre consigne l’expérience du lointain, elle peut aussi se retourner vers soi, vers les territoires intérieurs, s’offrir comme lieu d’une introspection ou d’une histoire personnelle. Plusieurs Lettres d’un cinéaste reviennent ainsi sur les terres reculées de l’enfance, se confrontent au souvenir, retracent le chemin des origines, leurs réalisateurs s’en saisissant comme une occasion de se confier. Comme Serge Gainsbourg, à l’occasion d’une très belle contribution, qui revient par le biais d’une caméra baladeuse dans le quartier de son enfance, celui du 9e arrondissement, autour de l’Église de la Sainte-Trinité. Il en scrute les hautes tours, puis passe par le lycée Chaptal et devant la SACEM, sa belle voix brumeuse égrenant les étapes de sa jeunesse dans une langue élégiaque (« Mon passé ne m’a rien appris, sinon que le seul moyen de conserver la vie, serait de la laisser aller à la dérive et de voir ce qui se passerait »), au son de la Rhapsody in Blue de Gershwin. Ou encore Henri Verneuil, qui livre une lettre particulièrement émouvante (Et Verneuil parle de ses parents, 1983), où il intervient lui-même face caméra pour évoquer, images d’archives à l’appui, son enfance marseillaise et, surtout, les figures de ses parents, petits artisans et émigrés arméniens réchappés du génocide. D’autres lettres servent, plus largement, à faire le point, à dresser un état des lieux, comme celle de Jack Hazan, United Kingdom (1982), épinglant en quelques traits au vitriol cette Angleterre de Margaret Thatcher qu’il considère comme « un mélange de théâtre et de peur ». Ou encore celle, formidable, de Jean-Pierre Mocky (Mystère Mocky, 1983), se dépeignant lui-même en saltimbanque itinérant, faisant la tournée de salles plus ou moins pleines pour présenter ses films, avant de rendre hommage à sa troupe d’acteurs, passés et présents, et plus particulièrement à Bourvil.
Mais les plus belles lettres sont sans doute celles qui mélangent ensemble toutes ces modalités, se faisant tour à tour croquis, carnet de notes ou essai libre. Dans sa Lettre (1983), Jacques Rozier disserte sur sa condition de cinéaste buissonnier en composant un bouquet de scènes composites, résolument freestyle, entre cinéma direct à même la rue, mise en scène d’un dialogue entre Fabrice Luchini et Maurice Risch, puis apparition miraculeuse du personnage de marin vendéen Marcel Petitgas, joué par Yves Afonso, trois ans avant sa prestation inoubliable dans Maine Océan (1986). Dans Une journée ordinaire (1983), Paul Vecchiali raconte, comme Cavalier et Moullet avant lui, une simple journée de travail au bureau, avec ses tâches administratives et comptables, ses castings au pied levé, ses rendez-vous, sublimée par la rêverie mélancolique d’une voixoff égrenant des mots en « D » (initiale à la fois de sa maison de production Diagonale et de son égérie adorée Danielle Darrieux), convoquant des vues diurnes et nocturnes du Kremlin-Bicêtre. Jean-Claude Brisseau se livre enfin, dans sa propre Lettre (1990), à une réflexion bouleversante sur ses origines, sociales et cinéphiles, et la disparition progressive des salles de cinémas dans les rues de Paris. Le cinéaste s’y décrit lui-même comme un « désenchanté ». Le film se conclut sur un extrait de L’Homme des vallées perdues (1953), de George Stevens, montrant un personnage de petit garçon abandonné par le héros, un cow-boy, qui part sans lui vers d’autres aventures. Et ces Lettres qui auront documenté mieux que tout autre film le déclin inévitable du cinéma, sa perte de rayonnement symbolique dans l’espace public, le souvenir bientôt lointain de sa période légendaire, trouvent dans cet enfant une sorte de synthèse sublime : celui qui voit partir au loin le train de l’histoire, c’est évidemment le cinéphile, éternel orphelin laissé sur le bas-côté du monde social par cette maladie incurable, monde imaginaire sans aucune forme d’issue, qu’aura été le cinéma.
(1) Il reprend à cette occasion une formule tirée d’un de ses plus fameux articles critiques, « Le Martyre de San Sebastian » (Cahiers du cinéma n°99, septembre 1959), un compte-rendu de festival où il écrivait : « Je pense, donc j’essuie ».