Yolande Zauberman – Jocelyne Saab
Yolande Zauberman
Dès qu’elle a sa caméra à la main, elle devient invisible. Tout le monde peut la voir pourtant – ses cheveux roux sont flamboyants – mais c’est comme si elle ne tournait pas ou plutôt comme si les gens sentaient que filmer était son seul langage et que jamais ils ne seraient filmés avec cet amour-là, cet instinct-là – car c’est d’instinct à instinct que cela se passe. Je l’ai vue tourner à l’intérieur de l’ambassade d’Iran à Paris comme dans les rues de Bneï Brak sans que personne ne s’en inquiète. Ou alors à retardement. Elle avance et parle le yiddish avec les ashkénazes, le maharati avec les Indiens, le russe avec les Russes, et leur ouvre le cœur. Peut-être la perçoivent-elle comme une enfant, un être sans malice qui interroge du bleu de ses yeux pour vraiment savoir, une innocente. Elle dit qu’elle pose les questions qu’un bébé poserait s’il savait parler. C’est bien ce qu’elle est d’ailleurs : sans jugement ni calcul. Alors ils s’efforcent de lui répondre de même. Ils font de leur mieux, de tout leur cœur, de tout leur corps. Il leur arrive de lui parler comme ils n’avaient jamais parlé. Elle les y incite sans rien dire – par la joie de son sourire, l’intensité de sa présence, le souvenir de sa douleur. Mine de rien, elle réussit à tirer d’eux le meilleur d’eux-mêmes, et ils en sont les premiers ébahis. Cette sincérité à nue, librement consentie, proprement stupéfiante, porte son cinéma tout entier.
Jocelyne Saab
Elle avait des yeux de félin et un museau de pékinois comme si chien et chat se disputaient sa frimousse. Quelque chose d’aigu émanait de son visage, de son sourire tout en finesse marqué d’ironie à la commissure des lèvres. Derrière cette joliesse se cachait un caractère bien trempé et une ténacité à toute épreuve – et il en fallait à cette femme « pas plus haute que trois pommes » comme elle se décrivait elle-même, pour braver ses origines grandes-bourgeoises et sa famille bien pensante, laquelle s’est d’ailleurs cruellement vengée d’elle. Mais ça ne faisait rien – « Montagne, ce n’est pas cette brise qui va te bouger ! » dit une dicton libanais. Je me souviens des hauts cris qu’elle a poussés pour exiger ma libération immédiate le jour où une faction palestinienne m’avait arrêté par erreur pendant la guerre civile libanaise ; je me souviens d’un réveil avant l’aube pour aller contempler la mer déchaînée du côté de la Grotte aux pigeons à Beyrouth. Elle vivait elle-même comme si une tempête l’habitait. A bord du bateau qui emmenait loin du Liban Arafat en exil, je la revois caméra à l’épaule en train de demander au vieux chef palestinien… son signe astrologique. Je l’ai toujours connue courant partout et filmant comme si le temps allait forcément être trop court. Elle ne regardait pas la guerre mais ce qui se passait à côté, les enfants, les rues, la vie qui survit quand même. Je l’ai perdue de vue pendant des années, une décennie peut-être, puis j’ai lu par hasard qu’elle avait fait publier un livre d’images, ses images, le travail d’une vie, « Zones de guerre », et qu’une séance de signatures était organisée dans une librairie parisienne. Je l’ai retrouvée là, assise, visiblement amoindrie (j’ignorais totalement qu’elle était malade) mais très occupée à composer des dédicaces. Elle avait tenu jusque là. Elle signait lentement, avec application, et les clients faisaient la queue en attendant leur tour. Quand le mien est arrivé, c’est avec une émotion stupéfaite qu’elle m’a reconnu – comme si j’étais une apparition miraculeuse de dernière minute. Et quand je l’ai entourée de mes bras, elle m’a simplement dit : « Tu sais, le temps est fini. » La bataille entre chien et chat s’arrêtait là. Une quinzaine de jours plus tard, cette courageuse partait pour son dernier voyage.