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Cahiers du Réel #6 - exergue - on documenta 14

Continuum de documenta 14 à documenta fifteen

Par Pierre Bal-Blanc

ou

Une nouvelle règle des trois unités : durée, milieu, performance

Une nouvelle fois il aura fallu couper la tête de l’exécutif de la documenta pour résoudre une polémique principalement nourrie par les médias et les responsables politiques. On se rappelle, lors de la clôture des 100 jours de la documenta 14, du limogeage de sa directrice générale Annette Kulenkampff par le président du conseil d’administration de l’organisation, également maire de Cassel, pour cause de déficit budgétaire. A la différence de cette précédente édition, c’est à l’ouverture de la manifestation de la documenta fifteen que le même Christian Geselle a prononcé la radiation de Sabine Schormann qu’il avait lui-même recrutée, pour cause de laxisme sur le contrôle des contenus artistiques présentés. Si ces deux affaires sont différentes, la violence pour les résoudre reste la même et démontre l’acharnement du pouvoir médiatique et politique face à des modes d’organisation expérimentaux qui tentent de mettre en pratique des moyens de gouvernance horizontaux fondés sur la délégation, la traduction de situations créatives plutôt que leur importation, ou la mise en œuvre d’exercices pratiques à l’opposé de prêches, comme il est indiqué dans le guide de la dernière édition[1]. Des méthodes qui, par conséquent, assument l’expérience des erreurs comme celle des réussites.

Il n’est pas inutile de comparer les deux crises. L’une portait sur la balance économique de la manifestation lors de la documenta 14 dont j’ai largement décrit le cas dans mon essai The Continuum was performed in the Following Manner[2]. Le déséquilibre des dépenses et des recettes de l’opération aurait pu être évité si les tutelles du Land et de la ville avait rééquilibré le budget avant sa clôture, en prenant en compte l’exceptionnel profit obtenu de façon indirecte par ces mêmes instances publiques sous forme de TVA grâce à cette manifestation. Au moment où le gouvernement allemand pesait de tout son poids sur la Communauté européenne pour imposer à la Grèce des mesures drastiques par rapport à sa balance budgétaire, le déséquilibre du budget de la documenta 14 avant sa clôture offrait au maire nouvellement élu de la ville de Cassel (à l’été 2017, pendant les 100 jours de l’exposition) et à ce titre aussi président du conseil d’administration de la manifestation, d’endosser le rôle du procureur qui condamne sa propre organisation pour mieux la refaçonner à son goût.

Le dogme de l’équilibre budgétaire, fer de lance de la gestion économique allemande, fut à la fois contrarié et restauré par le même responsable politique qui en tira tous les bénéfices en renouvelant l’organisation culturelle à sa façon. Cinq années plus tard, un nouvel incident contraint le même maire et président du conseil d’administration de la documenta à limoger à nouveau sa directrice générale, cette fois à cause d’un autre dogme sensible en Allemagne – la lutte contre l’antisémitisme – lui aussi hérité des deux guerres mondiales du vingtième siècle. Si l’Allemagne s’est distinguée au niveau international depuis les derniers conflits mondiaux pour sa rigueur budgétaire et son attitude exemplaire par rapport à la lutte contre l’antisémitisme, ces deux crises successives viennent rappeler par défaut la volonté des responsables politiques allemands de n’engager aucun débat qui remettrait en cause, non pas ces dogmes, mais la manière de les mettre en pratique.

L’une et l’autre équipe artistique et administrative des deux dernières documenta partageaient le souci de l’équilibre budgétaire et celui de la lutte contre toute forme d’exclusion, de racisme ou d’antisémitisme. Cependant elles n’entendaient pas en assurer l’exercice de la même manière que celle imposée par les responsables politiques. Des financements supplémentaires auraient dû être accordés avant la clôture budgétaire, prenant en compte les surcoûts dus à la sécurité anti-terroriste de la manifestation à Cassel et les excellents résultats des recettes indirectes (hôtel, restauration, transport) perçues par les tutelles sous forme de taxe sur la valeur ajoutée. Des débats sereins devaient trouver leur place au sein des dispositifs initiés par ruangrupa comme les majelis ou les meydan, de manière à s’appuyer sur le cas isolé de la fresque People’s Justice de Taring Padi pour travailler la question de l’antisémitisme. Comme l’a très bien résumé Christophe Catsaros dans sa chronique sur la manifestation :
« L’antisémitisme ne se résume pas à l’usage d’un stéréotype. Il se sert de stéréotypes pour étayer un discours et une vision du monde. Il aurait été simple de vérifier si la haine des juifs occupe une place centrale dans le propos que le collectif articule depuis plus de deux décennies. Ce n’est évidemment pas le cas. Les problèmes d’antisémitisme et de reconnaissance mémorielle de l’extermination des juifs d’Europe sont aussi éloignées de Jakarta que le million de victimes des purges de Soeharto est éloigné de nos manuels d’histoire. »[3]
Soumettre l’antisémitisme à des points de vue extérieurs au monde occidental ne le rend pas moins impérieux, c’est au contraire enrichir le débat en pointant les dérives possibles, comme c’est le cas avec ces caricatures. Mais c’est aussi l’occasion d’élargir le débat et de reconnaitre avec la même sensibilité d’autres formes d’exclusion comme c’est le cas avec celles subies sous le régime de Soeharto, largement méconnues en Europe ou aux États-Unis. Il n’est pas étonnant que les tutelles institutionnelles aient stigmatisé l’absence de personnalité responsable au sein de la direction artistique du collectif ruangrupa et en appellent à l’avenir à une direction unique. Le principe même du collectif empêche cette stratégie d’isolement que les responsables institutionnels et conservateurs de tous bords emploient pour régler des problèmes souvent d’ordre collectif, en les faisant peser sur la tête d’une seule personne. Le rôle de fusibles, incarné par les directrices générales des documenta 14 et fifteen, cache en fait une attaque indirecte envers les directions artistiques qui ont tenté d’engager un changement structurel de la manifestation documenta.

Comme le souligne David Joselit dans son article sur la documenta fifteen[4], « nos cadres historiques pour comprendre l’art moderne et contemporain sont devenus problématiquement obsolètes, voire réactionnaires, et, compte tenu de la situation politique aux États-Unis et dans certaines parties de l’Europe, il est urgent d’y remédier. » Le modèle pour appréhender l’art moderne et contemporain sur lequel s’appuient les médias et les responsables politiques remonte au dix-neuvième siècle et à l’ère disciplinaire, décrite par Michel Foucault dans son analyse de l’architecture panoptique. Cette vision carcérale et centrée, hiérarchique et individualisante propre à ce régime d’organisation a fait place à un modèle ouvert, horizontal et collectif dont j’ai proposé de considérer le Plan libre ou la maison Dom-Ino comme l’archétype architectonique[5]. Désormais, écrire l’art à travers une succession temporelle d’écoles et de mouvements d’avant-garde comme les murs porteurs des palais des Beaux -Arts l’organisent, est remplacé par un récit offert sur un plan libre ouvert où les cloisons mobiles dessinent des géographies changeantes.

Mais ce ne sont pas simplement les coordonnées physiques et géométriques des lieux qui changent, ce sont également les formes subjectives qui se transforment et adoptent de nouvelles manières d’être. Les figures juridiques de l’artiste, du spectateur ou du conservateur, littéralement définies par un droit disciplinaire tout au long du dix-neuvième et vingtième siècle, sont en voie d’obsolescence. Dans le même article, David Joselit revient sur la déclaration du collectif ruangrupa en charge de la direction artistique de la documenta fifteen : « Nous essayons de produire une nouvelle esthétique – un paradigme éthique où le spectateur est obsolète. » Pour commenter l’intention des commissaires, Joselit paraphrase Roland Barthes avec son essai sur La mort de l’auteur : « la mort du spectateur inaugure la naissance du participant ». Il resitue ainsi ce problème dans les années 1960, au moment charnière de basculement entre une société disciplinaire et une société de contrôle biopolitique.

Avec l’exposition « The Death of the Audience » en 2009 à la Sécession de Vienne, j’ai moi-même essayé de montrer, à travers l’exposition d’un certain nombre d’artistes sous-exposés ou hors marché, que dans la période entre 1960 et 1980 cette rupture de paradigme avait souvent été vécue par les artistes à travers une requalification (en tant que collectifs, outsiders professionnels, militants, activistes, etc…), ou un départ des lieux officiels de la culture et de l’économie culturelle, pour se reconnecter avec une pratique artistique de la vie quotidienne. « The Death of the Audience »[6], avec d’autres expositions que j’ai organisées, « Soleil politique » au Museion à Bolzano[7], « La monnaie vivante »[8] et le programme « Projet Phalanstère »[9] développé au CAC Brétigny dans la banlieue parisienne, fait partie des ressources qui ont inspiré le projet curatorial de la documenta 14 et sa réforme structurelle. Ces changements, entrepris collectivement par l’équipe curatoriale de la documenta 14 en accueillant les contributions provenant des propres ressources culturelles de chacun de ses commissaires, poursuivent une séquence de transformation qui a rythmé l’existence de cette manifestation depuis ses débuts.

Pour le résumer brièvement, la documenta a été définie en 1955 par Arnold Bolde comme une exposition représentative de la création contemporaine internationale. La documenta était soutenue par les forces du marché de l’art, desquelles le commissariat de l’exposition l’a néanmoins tenue à distance, à la différence des foires d’art contemporain Art Cologne (1967) et Art Basel (1970) qui sont des contre-propositions du marché de l’art inspirées par le succès de la documenta. C’est lors de la documenta 5, en 1972, juste avant le premier choc pétrolier de 1973, qu’un premier changement paradigmatique se présente sous la forme d’un commissariat qui entend, selon le directeur artistique Harald Szeemann, rompre avec l’exposition de produits finis pour privilégier les processus en train de se faire. Son ambition aurait été de réduire la durée de l’événement en ne proposant qu’un festival où les artistes et le public seraient l’un et l’autre mis en présence dans des situations créatives. On peut considérer que les cinq éditions suivantes, caractérisées chaque fois par des événements géopolitiques majeurs (choc pétrolier de 1977, élections de Reagan et Thatcher en 1982, crise financière de 1987, effondrement de l’URSS en 1992) seront un lent retour à des formes conservatrices de l’art, à une domestication du marché et au culte de la personnalité à la fois de l’artiste et du curateur, avec comme point d’orgue la documenta de Jan Hoet en figure de démiurge.

C’est en 1997 (démocratisation du World Wide Web) que la documenta 10 de Catherine David engage une nouvelle rupture avec les manifestations précédentes, en élargissant à la fois le spectre des interventions des contributeurs pour englober des contenus scientifiques, critiques et politiques aux expositions. Elle ouvre également l’horizon à une vision plus large que le canon occidental de la culture. Ce travail sera amélioré et poursuivi par les trois documenta suivantes (11 – Okwui Enwezor, 12 – Roger M. Buergel/Ruth Noack, 13 – Carolyn Christov-Bakargiev), qui feront d’une vision mondialisée et des migrations qui l’animent, le centre de leurs préoccupations. Si ces tentatives d’élargir la focale et d’être présent simultanément à d’autres endroits de la planète pour étayer leur propos ont rencontré un vif intérêt, ces initiatives s’ancraient néanmoins toujours dans un point de vue construit depuis Cassel, le centre d’une Europe réunifiée, et se développaient au profit de cet environnement culturel. Avec la documenta 14, c’est une nouvelle rupture au moins égale aux deux précédentes de 1972 et 1997. La rupture se présente cette fois sous la forme d’un décentrement de la manifestation vers le sud, étant conçue avec les artistes et les contributeurs depuis et pour le profit d’Athènes, pour ensuite se dérouler simultanément et successivement à Cassel. Ce changement d’axonométrie est accompagné par un ensemble de dispositifs, The Continuum, The Parliament of Bodies, etc., qui visent à changer structurellement la conception de la manifestation selon un mode de décision collective. Bâtir entièrement une administration à Athènes a permis de prendre une certaine distance avec la pression exercée par les habitudes en Allemagne et le déterminisme imposé par les protocoles en place à Cassel depuis un demi-siècle. 

On retrouve de nombreux points communs entre documenta 14 et documenta fifteen qui permettent de comprendre cette nouvelle séquence, encore ouverte, comme une tentative de réforme d’une manifestation en prise avec des forces conservatrices qui ne cessent d’en contrarier le déroulement. La documenta 14, avec la nouvelle impulsion que la manifestation a opéré dans les rapports Sud-Nord et auprès des artistes hors marché venus d’horizons culturels marginalisés et inédits, aura sans aucun doute ouvert la voie pour que la documenta fifteen soit conduite par un collectif extra-occidental. La comparaison ne s’arrête pas là, car beaucoup des stratégies identifiées au cours de la documenta fifteen, de contournement des canons muséographiques, de réforme des standards de production des œuvres et des commissariats des expositions, ont été expérimentées pour la première fois lors de la documenta 14. Mais ce qui pour le commissariat de la documenta 14 était de l’ordre de l’expérimentation, devient avec la documenta fifteen une mise en pratique dans la réalité qui sur certains aspects dépasse largement en intensité l’édition précédente.

Dans les comptes rendus des critiques, journalistes ou historiens, on trouve encore des remarques qui reprochent à la dernière édition sa taille et sa disproportion avec la capacité d’un individu à la visiter lors du séjour moyen d’un weekend, alors qu’elle est probablement réduite au tiers de ce que représentait la documenta 14 à Athènes et Cassel. L’un des premiers critères de changement qu’opèrent les dernières documenta est de se dégager de l’idée d’un parcours individuel confectionné comme un récit linéaire avec un début et une fin, une hiérarchie des traitements de l’incipit, de l’annonce du plan, du corps de la dissertation, de la conclusion. Les deux dernières documenta font rupture avec l’héritage rhétorique de l’histoire de l’art, elles mettent en présence les visiteurs avec des états de la création en train de se faire, en favorisant l’exercice pratique de situations à vivre, dont le visiteur est invité à opérer son propre montage narratif en puisant dans les ressources mises à sa disposition et qui ne cessent de se développer au long des 100 jours des manifestations, lors des programmes publics.

L’une et l’autre documenta font éminemment appel à l’intelligence collective et individuelle pour saisir des états d’art, plutôt que des objets d’art prêts-à-penser. Par conséquent, rien n’impose d’avoir une vision exhaustive de l’événement ; c’est l’approche personnelle de chacun qui guide la visite ou l’implication dans les activités proposées. Il n’existe plus de profil type de visiteur, la manifestation est peuplée d’un spectre très large d’usagers qui conjuguent leur présence et leur expérience des activités avec plus ou moins d’intensité.

Là où la documenta fifteen repousse plus loin les limites dont la documenta 14 s’était engagée à franchir, c’est en agissant à travers la définition d’une véritable « Constitution », la redéfinition des termes qui composent la manifestation. La déclinaison d’un nouveau vocabulaire attaché à chacune des notions, chacun des outils employés pour mettre en œuvre et gérer la manifestation s’appuie sur le principe d’un collectif de collectifs qui décentre la question individuelle autant que celle des conduites. Documenta fifteen offre le parfait exemple d’un état de la création fondé sur la conduite de conduites, plutôt que des gestes individuels célébrés comme des modèles. Les références sur lesquelles nous nous sommes appuyés lors de la documenta 14 pour établir les protocoles d’échanges entre les commissaires, les artistes et tous les contributeurs, audience comprise, étaient ainsi à la fois exposées et mises en pratique dans la manière d’habiter les lieux de l’exposition et d’animer le quotidien de la manifestation.

La Draft Constitution du Scratch Orchestra (1969)[10], exposée au Conservatoire de musique d’Athènes, a de nombreux points communs avec le vocabulaire et la grammaire des dispositifs inventés par ruangrupa. Le lumbung décrit dans le handbook par exemple, entretient des affinités avec le principe qui gouverne le Scratch Orchestra :
« Un Scratch Orchestra est un grand nombre d’enthousiastes qui mettent en commun leurs ressources (pas seulement matérielles) et se réunissent pour agir (faire de la musique, jouer, créer). »[11]
« Lumbung est un terme agraire vernaculaire en Bahasa Indonesia, il désigne une grange à riz où une communauté villageoise stocke ensemble ses récoltes, pour les gérer collectivement, comme un moyen de faire face à un avenir imprévisible. Son utilisation initiale était une métaphore, pour expliquer la possibilité de mettre des ressources en commun. »[12]

Les rites d’improvisation consignés dans un Scratchbook par les membres du collectif obéissent à la même logique que les majelis :
« Un rite d’improvisation n’est pas une composition musicale ; il ne cherche pas à influencer la musique qui sera jouée ; tout au plus peut-il établir une communauté de sentiment, ou un point de départ commun, par le biais d’un rituel. »[13]
« Le majelis est un espace d’apprentissage où il n’y a pas de compétition. Les majelis ont adopté différentes manières de diriger les membres du groupe et de prendre des décisions. Un groupe a utilisé l’agraw, une assemblée issue de la tradition amazighe nord-africaine, qui prend la forme physique d’un cercle où le modérateur marche autour du cercle, tandis que les participants arrêtent le modérateur s’ils souhaitent prendre la parole. »[14]

Le Scratch Cottage peut être comparé au déploiement des meydan :
« Scratch Cottage a été conçu comme un ilot. Les matériaux utilisés étaient des solives de plancher brutes recyclées et de vieilles portes. Chaque musicien ou petit groupe a fabriqué un cadre structurel en utilisant les outils manuels les plus simples : marteaux, scies et clous. Les cadres étaient ensuite boulonnés ensemble pour former une enceinte simple. Cette approche s’oppose à l’esthétique des beaux-arts par un niveau élémentaire d’engagement matériel collectif. Elle fait référence à l’habitat vernaculaire auto-construit. »[15]
« Meydan est un mot utilisé en ourdou, en persan et en arabe pour désigner un espace public utilisé pour se réunir, une place ou un parc public. C’est un espace accessible pour avoir des assemblées pour discuter, pour disserter ou pour célébrer. »[16]

Le principe de l’« Open Source », traduit par l’absence de restriction des droits d’usage et le protocole de partage des ressources communes du répertoire populaire défini dans la Draft Constitution du Scratch Orchestra, s’apparente à la notion de récolte proposée par ruangrupa :
« Aucun droit n’est réservé dans le livre des rites. Ils peuvent être reproduits et performés librement. Quiconque souhaite enrichir les ressources existantes peut adresser sa contribution. »[17]
« Harvest/récolte désigne les enregistrements artistiques de discussions et de réunions. Les récoltants écoutent, réfléchissent et décrivent ce processus à partir de leurs propres perspectives, formes et pratiques artistiques. »[18]

La façon de créditer les contributeurs sur les partitions ou lors des Scratch Events a des liens avec le principe de conduite de conduites opéré par ruangrupa au niveau de la communication de la documenta fifteen :
« Les rites sont imprimés dans l’ordre approprié de leur collection. Les notes sur les rites sont dans l’ordre alphabétique des noms de code. De nombreux rites sont accompagnés d’un pedigree désignant une ou plusieurs des personnes suivantes : la Mère (ses initiales sont en tête du nom de code), qui l’a écrit en tant que rite ; le Père (F), qui en a eu l’idée ; tout autre parent que la Mère, est jugé bon d’être rappelé ; et un Ancêtre (A) ou Archétype, identifiant l’état, l’activité ou l’événement humain ou non-humain de base sur lequel porte le rite. Dans les notes, il n’y a pas de différenciation entre les remarques de la Mère et celles de l’éditeur et d’autres personnes. »[19]
« La manière dont la propriété est encouragée devrait être modifiée. Les changements dans la production et le développement économique doivent être repensés. »[20]

On pourrait faire le même exercice de comparaison avec le cycle RSVP d’Anna et Lawrence Halprin[21], le protocole de l’Open Form de Oskar Hansen[22] ou le dispositif de composition Epicycle de Jani Christou[23]. Ces formes historiques rencontraient lors de la documenta 14 leurs pendants chez Mattin et son principe de No Copyright ; chez Georgia Sagri et ses Dynamis ou chez Abounaddara et leur production anonyme et collective ; dans le principe choral de ​Postcommodity​ ​ou le collectif des artistes Sámi pour ne citer que quelques exemples.

Mais ce qui marque une étape supplémentaire avec la documenta fifteen, c’est la capacité à définir ces notions en supprimant les références historiques et savantes occidentales pour donner place à des liens à des pratiques vernaculaires indonésiennes, dont les racines ne sont pas moins cultivées. Par conséquent, mes comparaisons ne cherchent pas à aligner la grammaire et le vocabulaire de ruangrupa sur des références occidentales passées, mais au contraire à démonter l’intrication et la base étymologique commune à l’Orient et à l’Occident dans leurs modes de composition immanents, comme j’ai pu en développer l’argument à propos de l’œuvre de Lois Weinberger[24]. La suppression de la Neue Galerie du parcours officiel de la documenta est un acte encore plus fort que celui de convertir le Fridericianum en école expérimentale Fridskul, même si cette réaffectation est caractéristique du projet curatorial de ruangrupa. L’absence de la Neue Galerie pointe aussi la rupture des liens avec une histoire imposée comme un canon auquel il faut se mesurer. Un exercice d’histoire auquel la documenta fifteen se refuse et que la documenta 14 n’aura eu de cesse de répéter sous différents angles en convoquant œuvres du patrimoine et œuvres contemporaines sur le même plan pour les mettre au défi des débats du présent.

Il n’est pas étonnant alors de voir ressurgir des leçons d’histoire proférées par des doctes et des leaders d’opinion qui s’empressent de décrédibiliser l’ensemble de la documenta fifteen car elle ne correspond pas aux canons occidentaux en vigueur. C’est pourtant sur ce terrain polémique que l’on attendait ruangrupa, en tant que première direction artistique de cette manifestation provenant d’un pays de l’hémisphère sud. L’échec, une dimension de leur projet assumée, c’est de n’avoir pas pu accueillir et conduire les débats nécessaires suite à certains incidents. Mais qu’ils se rassurent, cela a été aussi le cas pour la précédente documenta concernant son équilibre financier et cela le sera vraisemblablement pour la prochaine édition sur un autre sujet. Car il est maintenant parfaitement évident que la manifestation suscite des positionnements dont le crédit est beaucoup plus important, pour certains, s’ils se manifestent en dehors du périmètre de l’événement, ou mieux encore, si un membre performe sa sortie en tant que protestation. Le changement de paradigme entre une société disciplinaire et une société de contrôle permute également les effets de subversion. Ce n’est plus l’intrusion dans le musée d’un objet (ready-made), mais l’acte (performance) de la sortie de l’artiste des enceintes du temple culturel qui remporte les suffrages médiatiques.

Lorsqu’on prend le temps d’habiter temporairement le paysage des lieux de la documenta fifteen, il ne fait aucun doute que les accusations envers la direction artistique, qui n’épargnent aucun des artistes ou contributeurs, sont illégitimes. Le climat tempéré, instauré par l’usage des espaces par les différents collectifs soucieux d’éthique et d’équité, et l’attention éveillée des visiteurs de tous horizons et sensibilités confondus en témoignent. Pour définir son approche curatoriale fondée sur une conduite partagée de conduites collectives, plutôt qu’en fonction de gestes héroïques mis en exergue, ruangrupa en appelle à une rupture avec la domestication et l’apprivoisement : « L’un des plus grands défis est de savoir comment maintenir les relations que nous avons entamées, sans suivre les anciennes logiques d’animation des contenus qui reposent toujours sur une médiatisation, domestication et un apprivoisement, toujours systématisées et institutionnalisées. »

Le principe d’une traduction « poétique » d’une pratique existante et en cours de développement, transplantée temporairement dans un milieu différent, à l’image des plantes rudérales capables de s’adapter à toutes les longitudes, devient la métaphore pour le partage des récoltes offert lors de la manifestation. Documenta fifteen se ramifie ainsi avec ses éditions précédentes à travers les figures rhizomiques de certains artistes comme Lois Weinberger ou Jimmy Durham, Cecilia Vicuña ou Moyra Davey. « La traduction ne doit pas être comprise de manière trop littérale, mais plutôt comme une manière poétique de mettre en contact quelque chose de déjà existant avec davantage d’utilisateurs potentiels. Contrairement à la commande qui signifierait apporter plus de choses (…) »

En fait, les deux dernières documenta ont initié une réforme des notions d’espace, de temps et d’action. Si documenta 14 en a ouvert le principe en convoquant de nombreux contre-modèles et des références historiques marginalisées jusque-là, la documenta fifteen en a réussi la mise en pratique concrète qui faisait encore défaut lors de la précédente édition.

Quoi qu’il en soit, les deux dernières éditions de documenta ont engagé de nouveaux rapports qui substituent de nouvelles notions à la règle des trois unités : temps, espace, action. La notion de temps est remplacée par celle de durée par exemple comme le démontre Richard Bell avec Metronome qui opère la conversion du principe de calcul abstrait du temps en un calcul concret des ressources quotidiennes préemptées sur les biens des aborigènes par le gouvernement australien. Documenta 14 et documenta fifteen remplacent le traitement de l’espace à la confrontation avec le milieu, comme le mettent en exergue The Question of Funding, en inversant l’importance du financement par rapport au territoire occupé par le projet artistique pour enrichir sa lecture politique. Les deux quinquennales détrônent l’action pour privilégier la performance, à l’instar de L’Economat de Redeyef qui transmet la réalité des mines de Gafsa en aménageant une chambre à patio que le collectif tunisien habite physiquement au sein du Fridericianum.

Si le temps passe, la durée elle, se vit.
Si l’espace s’emprunte, le milieu lui, se ressent.
Si l’action se déroule, la performance s’expérimente.

Athènes, octobre 2022


[1] https://documenta-fifteen.de/en/handbook/

[2] https://www.neroeditions.com/product/the-continuum-was-performed-in-the-following-manner/

[3] https://www.artpress.com/2022/09/20/echo-artpress-503-point-de-vue-lumbung-documenta/

[4] https://www.artforum.com/print/202207/david-joselit-on-documenta-15-and-the-59th-venice-biennale-88912

[5] Marco Scotini, Utopian Display Geopolitical Curating: https://www.quodlibet.it/recensione/4160

[6] https://secession.at/ausstellung_the_death_of_the_audience_en

[7] http://www.paraguaypress.com/publications/781/

[8] https://www.cacbretigny.com/2003-2015/LA_MONNAIEVIVANTE.html

[9] https://www.sternberg-press.com/product/pierre-bal-blanc-ed/

[10] https://www.documenta14.de/en/artists/16230/scratch-orchestra

[11] http://www.kim-cohen.com/Assets/CourseAssets/Texts/Cardew_Scratch%20Constitution.pdf

[12] https://documenta-fifteen.de/en/handbook/

[13] http://www.kim-cohen.com/Assets/CourseAssets/Texts/Cardew_Scratch%20Constitution.pdf

[14] https://documenta-fifteen.de/en/handbook/

[15] https://www.documenta14.de/en/artists/16230/scratch-orchestra

[16] https://documenta-fifteen.de/en/handbook/

[17] http://intuitivemusic.dk/iima/sonsn.pdf

[18] https://documenta-fifteen.de/en/handbook/

[19] http://intuitivemusic.dk/iima/sonsn.pdf

[20] https://documenta-fifteen.de/en/handbook/

[21] https://www.youtube.com/watch?v=QbIi966lOLs

[22] https://institutulprezentului.ro/en/2020/02/28/oskar-hansens-open-form-architecture-art-and-pedagogy/

[23] https://www.documenta14.de/en/artists/16174/jani-christou

[24] Lois Weinberger, Basics. Verlag der Buchhandlung Walther und Franz König: https://www.belvedere.at/en/product/2456

En 2022, Pierre Bal-Blanc publie Notes sur la documenta 14 (The Continuum Was Performed in the Following Manner) (NERO-CAC Geneve). Il vient de réaliser une exposition monographique sur Tomislav Gotovac pour le MSU à Zagreb, une exposition personnelle de Cezary Bodzianowski (1968, Pologne) pour la fondation Maura Greco à Naples en mai et, en juin 2024, celle de Adrian Paci (1969, Albanie) pour Cukrarna Gallery à Ljubljana. La République (Cynique) est sa dernière exposition collective réalisée au Palais de Tokyo en novembre 2024 dont le second volet aura lieu en Mai 2025 au Musée d'art Moderne de Varsovie.