Le land cinéma comme certificat de vie
Les fermes et les jardins, ainsi que le travail de ceux qui cultivent la terre, occupent depuis toujours une place importante dans l’imaginaire culturel. Le cinéma ne fait pas exception. En tant que témoignage constitué de mouvement et de bruit, il permet de représenter de façon saisissante toute la puissance de l’univers champêtre. Pour cela, les films peuvent choisir différents angles : ils peuvent politiser les aspects territoriaux d’un paysage, développer une vision romantique de ses aspects pittoresques, fouiller la terre à la recherche d’allégories spirituelles, ou encore documenter ses cultures dans le cadre d’un activisme environnemental de terrain. « Land cinema » est le nom que je donne à ce type de films. La programmation « Cinéaste en son jardin » célèbre ce cinéma à travers plusieurs exemples, depuis les chroniques de Pierre Creton dans une ferme de Normandie aux expérimentations optiques de Rose Lowder filmant des fleurs à Avignon. Ce qui rassemble Creton et d’autres dans cette tendance au « retour à la terre », c’est une insatisfaction certaine envers les formes dominantes de la société et de la politique, la vie urbaine, ainsi que l’art et le cinéma commerciaux.
Pour beaucoup, parmi lesquels Lowder, Margaret Tait, Anne Charlotte Robertson et Robert Huot, cette tendance s’est amorcée vers 1970, ce qui n’est pas une coïncidence. De même que lors des précédentes périodes de transformations expansionnistes et industrielles, l’espace urbain en est venu à représenter toute l’instabilité environnementale, tout ce qui déracinait les traditions locales, artisanales, sociales. C’était l’époque de la guerre froide. Le champignon atomique incarnait le symbole ultime de la destruction de la planète et des sociétés. La grande médiatisation de certaines affaires de pollution et d’intoxication d’origine industrielle renforça les préoccupations environnementales du grand public et suscita sa méfiance envers les grandes entreprises et les gouvernements. Dans le même temps, ces gouvernements s’appliquaient à démanteler les systèmes de protection sociale en privilégiant l’instauration d’une concurrence de marché mondialisée. La ruralité, l’agrarisme et l’univers végétal s’imposèrent dans l’esprit de ces réalisateurs comme des champs de résistance. Néanmoins, ce retour à la nature – souvent visionnaire – avait ses écueils : le risque, en effet, était d’entretenir les mythes liés à la nature sauvage, de renforcer la distinction classiste entre ville et campagne et d’essentialiser les clichés liant la nationalité à la nature et au territoire. C’est précisément cette ambivalence qui constitue l’héritage du land cinema de cette époque. Ces films attestent à la fois d’un certain romantisme et d’un désir de résistance. Reflets de leur époque, ils sont en même temps une recherche d’alternatives.
Pour bien des réalisateurs, la question centrale était de savoir si vivre à l’écart du monde constituait une forme de résistance et si la culture de terrains verdoyants, où la vie abondait, ainsi que la forme de cinéma choisie pour consigner cette activité, pouvait contrebalancer la destruction de la nature à grande échelle en d’autres endroits – ou du moins remédier aux angoisses générées par ces transformations. Tait et Robertson étaient deux réalisatrices qui croyaient fermement au potentiel holistique de la culture cinématographique et de l’horticulture. Les deux femmes avaient compris que le bien-être personnel et politique des individus était étroitement lié à l’existence de terres et d’écosystèmes sains. L’agriculture et le jardinage, ainsi que l’enregistrement de ces processus sur support filmique, constituaient pour Tait et Robertson des formes d’écothérapie.
En 1968, Tait revint dans les Orcades, un archipel balayé par les vents à l’extrême nord-est de l’Écosse, où elle était née et avait grandi. Elle avait beaucoup voyagé ensuite, en tant qu’infirmière en Asie du Sud au cours de la deuxième guerre mondiale, puis en étudiant le cinéma à Rome aux côtés de Fernando Birri, le réalisateur argentin à l’œuvre très politique, au milieu d’autres figures influentes du néoréalisme italien comme Vittorio de Sica. Ensuite, pendant une bonne partie de sa vie, Tait travailla en tant que médecin en Écosse. Dans son temps libre, elle réalisait des films et auto-publiait des recueils de poésie et de nouvelles. Son retour aux Orcades s’inscrivait dans un rejet de la vie urbaine (« Je devais me rapprocher du ciel », écrit-elle dans un poème, « Car la ville est saturée de pièces / Et je ne peux me contenter d’une fenêtre »). Land Makar, réalisé en 1981, constitue une élégie portant sur les Orcades et sur une mode de vie rural en voie de disparition. Le film décrit la voisine de Tait, une vieille paysanne que Tait considère comme une « poétesse de la terre » (le sens littéral de « land makar ») du fait de son travail manuel et son appréciation de la nature, et dont elle partage la sensibilité. La paysanne n’est pas convaincue par sa dimension de poétesse, et c’est cette différence d’opinion qui constitue la problématique centrale du film. Comment devient-on une poétesse de la terre ? Serait-ce par le labour, les semailles et la récolte, ou bien par la représentation de ces activités sur une page, sur un rouleau de pellicule ? En jouant ainsi sur les perspectives, Tait invite à réfléchir sur notre capacité à projeter du sens et des valeurs sur la terre. En ce sens, Land Makar constitue un véritable « art poétique » associant le cinéma à l’agriculture, tout en incorporant Tait dans ce paysage qu’elle aime tant. Dans d’autres œuvres, et notamment A Portrait of Ga, le court-métrage de quatre minutes sur la mère de Tait, la cinéaste inscrit de même ses sujets au sein de l’environnement où ils travaillent. Sa caméra frôle Ga en gros plan, elle va de ses épaules vêtues de tweed au jardin derrière elle, en établissant des correspondances entre la couleur des fleurs et l’écharpe de Ga. La caméra fait alors office de stéthoscope palpant la vivacité de toute chose. Tait parlait du désir qu’elle avait, en tant que médecin, d’écrire à ses patients non pas des diagnostics ou des prescriptions, mais des « certificats de vie ». Pour ce faire, elle s’est servie de la poésie, du cinéma et de l’association de ces deux éléments (qu’elle appelait « poèmes cinématographiques »). Tout en étant destinés à elle-même et à ses voisins aux Orcades, les « certificats de vie » cinématographiques de Tait représentent en même temps des signes d’attention dédiés à la terre.
Robertson a passé la majorité de sa vie dans la région de Boston. Ses premiers films datent du milieu des années 1970, vers la même période où elle a commencé à s’intéresser avec passion au jardinage écologique et où ses troubles mentaux se sont manifestés pour la première fois. Robertson était une fervente défenseuse des droits de l’homme, des animaux et de la nature. Elle envoyait fréquemment à des personnalités politiques des lettres de protestation excentriques concernant l’environnement. À l’instar d’autres personnes de sa génération, elle suivait différents programmes de développement personnel, de fitness et de religion. Mais ce furent le cinéma et le jardinage qui, comme elle l’écrit, lui « sauvèrent la vie ». Five Year Diary, le grand œuvre de Robertson, est un film autobiographique qu’elle commença en 1981 et acheva en 1997, bien plus tard que son titre ne le prévoyait. Avec plus de 36 heures de pellicule en Super 8, le film retrace 16 années de la vie de Robertson, en se concentrant sur l’effet thérapeutique du jardinage pendant les périodes de trouble. Les courts-métrages de Robertson abordent des sujets déjà présents dans Five Year Diary. Dans Melon patches, Or Reasons to Go On Living (1994-98), Robertson se désole de ne pas avoir d’enfants et analyse sa relation aux neuroleptiques et aux antidépresseurs. Le valium se transforme en graines de pastèque dans la paume de sa main. Par ce geste, elle échange les médicaments contre un remède à cultiver soi-même. Son jardin devient un refuge. « Je n’avais pas d’enfants, dit-elle. Tout ce que j’avais, c’était un jardin et des graines. » Associées à la science moderne, à l’industrie pharmaceutique, à la privatisation des soins de santé et à la réduction des prestations sociales, les pilules sont le symbole que Robertson choisit pour son époque. Elles apparaissent dans le jardin : soudain, de façon étrange, elles ressemblent à des graines de pastèque, comme si elles préfiguraient son histoire, comme si elles la regardaient et lui disaient : « avale-moi, soigne-toi ». Robertson ne verse toutefois pas dans le sentimentalisme concernant le thème de la nature. Bien qu’elle évoque dans son journal filmé vouloir quitter « cette jungle d’asphalte » qu’est Boston pour se rendre dans son grand jardin écologique, à Framingham, dans le Massachusetts, où elle a planté des légumes et des fleurs, ses films apportent des nuances, des interrogations et de l’ironie face au caractère illusoire de la paix dans un jardin – et dans un esprit. Avec humour et tendresse, ses films attestent du caractère infini de la pratique artistique, du jardinage, des tentatives pour rester en bonne santé et des résistances aux pressions sociales conformistes. Comme l’écrivait Tait, « ce qu’il y a avec la poésie, c’est qu’il ne faut pas s’arrêter ». Robertson serait d’accord sur ce point, tout comme Mekas et Huot, dont les journaux filmés témoignent d’un engagement similaire et continu vis-à-vis du paysage et de la nature.
En regardant ces films aujourd’hui, ainsi que ceux de Creton, de Sophie Roger et d’autres réalisateurs-jardiniers-agriculteurs contemporains, le plus frappant est leur façon de représenter la terre comme un sédiment complexe de couches écologiques, politiques et émotives. En recentrant notre attention « vers la terre », gageons que ces films permettront d’aiguiser notre conscience personnelle et politique.