Questions sécurité globale
Dans le cadre de leur réflexion à propos de la loi « Sécurité globale », Les Cahiers du Réel m’ont sollicité pour intervenir en répondant aux questions suivantes :
Qui filme qui ?
Pour qui ?
Au nom de quoi ?
Quelle peut être la place de l’image dans notre société quand l’image est de plus en plus utilisée par les dominants ?
Quelles autres images peut-on leur opposer ?
Comment les images du peuple peuvent-elles parvenir à s’imposer face aux images du pouvoir ?
Face à la masse d’interrogations mobilisées par le projet de loi « Sécurité globale », et par les réactions qu’il suscite, il m’a paru nécessaire de m’en tenir à la lettre des questions posées dans cette invitation. Il y a évidemment encore bien davantage à expliciter, mais à elles seules les quatre premières questions (les deux dernières sont de fait prises en charge par les réponses aux précédentes), dessinent un territoire déjà immense, au sein duquel voici quelques propositions pour tenter de se repérer.
– Qui filme qui ?
Essayer de répondre nécessite d’interroger, comme l’ont fait certains participants à la table ronde du 19 mars dans le cadre de la programmation « Fronts populaires », le verbe filmer. Il est plus que jamais à la fois indispensable et compliqué de différencier le sens intensif, exigeant, du sens extensif et complaisant qu’on donne à ce mot. Si « filmer » veut dire « capter des images en mouvement et sonores », la réponse est d’une fausse, et dangereusement fausse, simplicité : tout le monde filme tout le monde. Il importe de résister à cette tautologie névrotique, qui construit un labyrinthe de miroirs où chacun finit pas s’égarer, égarement à la merci des pires manipulations. Mais il ne suffit pas de se restreindre à une idée classique du film comme objet cinématographique répondant à un projet formel et destiné au grand écran. Il me semble qu’il faut accepter, et affronter, une hypothèse intermédiaire, où la production d’images donne lieu à un projet de composition, à un travail d’organisation des images et des sons, des rythmes, du hors champ, etc. Un tel ensemble de geste n’est pas, loin s’en faut, l’apanage des seuls cinéastes qui se définissent comme tels. « Professionnels » ou « amateurs », d’autres usagers des outils d’enregistrement audio et visuels déploient depuis l’apparition des premières caméras vidéo d’autres procédures et d’autres dispositifs, qu’il s’agissent d’enregistrer au sens le plus élémentaire, de construire des images, de les assembler (et de les assembler à des sons), et de les diffuser. « La » télévision comme dispositif et les télévisions dans la diversité de leurs pratiques et de leurs visées, des institutions publiques, des entreprises, des collectifs militants et/ou associatifs, des artistes visuels ont déployé une palette très vaste de constructions formelles aux effets considérables – effets démultipliés à l’infini par Internet, et dans de nombreux cas influencés par ce mode de mise en circulation, interactif ou pas.
Une des manières singulièrement aiguë de formuler la question au présent serait : les flics font-ils des films ? Au-delà du seul enregistrement aux fins de fichage, y a-t-il et y aura-t-il la construction d’un discours filmique policier ? Au présent, la réponse est encore plutôt non. Aussi importante soit-elle, la vidéo des lycéens de Mantes-la-Jolie n’est pas un film, c’est lorsque que David Dufresne s’en empare qu’elle devient le composant d’un film. Mais au futur ? La réponse est presque assurément positive. Ces films de la police existeront, ils viendront renforcer et aggraver le travail déjà si dangereux des grands médias audiovisuels, qui construisent des représentations collectives en images et sons – auxquels s’ajoute le commentaire mais qui n’est pas le seul, ni même le plus puissant producteur d’énoncés orientés. De même les caméras de surveillance ne font pas des films – mais il est possible de composer des films à partir de ce qu’elles enregistrent. Ici la question d’un futur proche peut mener à déplacer la réponse, avec l’hypothèse plus que vraisemblable que ce matériel enregistré soit traité par des algorithmes. On aura bien alors des constructions formelles porteuses d’émotion et de sens à partir d’éléments audio et visuels – des films. Nul besoin d’en rajouter dans la dystopie pour percevoir les menaces démocratiques, bien au-delà de la seule (et bien réelle, et très dangereuse) surveillance, qu’ouvre une telle perspective.
La question « qui filme qui ? » devrait donc être reformulée en « comment filmes-tu ? », qui est bien une question de cinéma, une question de mise en scène, mais dans un contexte bien différent de celui au sein duquel cette problématique est née. La réflexion sur la mise en scène a montré combien les manières de filmer pouvaient être productrices de liberté (pour les spectateurs, pour les personnages, pour les situations, pour les imaginations collectives) ou au contraire facteurs d’oppression, de formatage, d’assujettissements. La question n’a pas changé de nature ni d’enjeu, mais d’ampleur, et de manière considérable, avec la prise en main directe par des membres de l’appareil répressif des outils de prise de vue. Il n’est pas indifférent que cette évolution telle que la loi est en train de l’acter soit synchrone d’une autre mesure de l’actuel gouvernement, qui semble plus anodine, celle d’autoriser la présence (très encadrée) de caméras dans les tribunaux. Là aussi il s’agira de produire un discours audiovisuel formaté par les besoins d’un appareil d’Etat en interaction avec des organismes de spectacle, les médias.
– Pour qui ?
C’est, toujours, une fausse question. « Filmer pour » n’est pas filmer, ce n’est pas du cinéma, c’est de la communication. L’élection de destinataires pré-décidés, qu’il s’agisse du « grand public », des juges d’une cour de justice, des activistes de telle ou telle cause ou des spectateurs d’une caste quelconque (y compris les cinéphiles), écrase irrémédiablement le potentiel du travail du film. Et il ne faut pas croire que seuls les tenants de la liberté cultivent cette ouverture. La puissance du film, y compris au service des pires projets oppressifs, tient à sa capacité à laisser des espaces à l’imaginaire – et différencie ce dispositif, le film, de la publicité, de la propagande et de la communication.
– Au nom de quoi ?
Cette question-là reprend le fil de la première, la question du « comment ». Le problème principal devient ici l’assujettissement d’une construction audiovisuelle à un projet – qui est toujours en dernière instance un projet politique, qu’il soit commercial, citoyen, policier, institutionnel, pédagogique, « artistique » au sens de l’art pour l’art. Cette question est, doit rester différente du « pour qui ? », elle interroge d’où on part et pas à qui, ou à quoi on arrive, qui doit rester ouvert. Il n’y a aucun sens à vouloir y échapper, quiconque filme a toujours au moins « une idée derrière la tête », en fait tout un ensemble de conceptions et de projets, quelle qu’en soit la nature. La question décisive est pourtant celle du reste, de l’excès qu’engendre possiblement tout acte de filmer, au-delà, ou en deçà, ou à côté de ce au nom de quoi elle a été produite et mise en circulation. Les films sont « meilleurs » que ceux qui les font – ils en disent et montrent et en laissent imaginer davantage que ce qui a été prévu, voulu, organisé par leurs auteurs – et c’est vrai de la fiction la plus calibrée (exemplairement : un film d’Hitchcock sur un double meurtre ourdi dans un train) comme du documentaire le plus ouvert (exemplairement : un film de Mariana Otero sur Nuit debout). Quand il en va autrement, ce n’est pas un film. Ces espaces mentaux ouverts par le dispositif filmique peuvent être investis de multiples manières, pas forcément bienveillantes, démocratiques, ouvertes à la diversité… C’est là qu’a à se déployer la parole, qui permet de construire les intersubjectivités entre les personnes qui auront chacune été en mesure de faire quelques chose avec les images. Elle l’auront été plus ou moins selon la manière dont les images sont composées, assemblées, diffusées, mais potentiellement toujours un peu, et ces paroles sont l’espace social où le « au nom de quoi » peut s’articuler à des effets réels et actifs.
Quelle peut être la place de l’image dans notre société quand l’image est de plus en plus utilisée par les dominants ?
Les images sont depuis toujours non seulement utilisées par les pouvoirs, mais conçues sous l’influence des dispositifs et des modes de pensée qui assurent et reproduisent la domination. Si elles sont aussi vecteurs de liberté et de remise en cause, c’est selon deux mécanismes distincts mais qu’il est possible de combiner. Le premier tient à la nature des images, au fait que s’y joue toujours, au moins un peu, davantage et autre chose que ce qu’elles sont supposées « représenter », communiquer. Le second tient à leur agencement entre elles, ce que dans le champ du cinéma on appelle le montage. Ce qui se produit dans les esprits sous l’effet de la mise ne relation de plusieurs images peut être porteur d’une critique qu’aucune des deux ne recelait. C’est proprement le travail politique de l’acte de filmer.
Une des impasses les plus tentantes ici est de continuer à croire en la puissance par elles mêmes d’images témoins capables de faire évoluer les situations, et de combattre les mensonges des organes de pouvoir. Il faut ici se défier de l’ « effet George Floyd ». Oui la vidéo du meurtre commis par Derek Chauvin a joué un rôle significatif dans la montée en puissance du mouvement #Blacklivesmatter et dans la mise en accusation du policier tueur, et finalement sa condamnation. Mais il faut se souvenir du nombre incroyable de vidéos montrant des violences policières, y compris des meurtres de sang froid aux Etats-Unis, sans produire les mêmes effets, il faut penser aux effets finalement très minimes de la vidéo pourtant tout à fait explicite du tabassage de Michel Zecler par des flics parisiens pour mesurer combien l’idée qu’il suffit de montrer pour dénoncer, empêcher, faire condamner est naïve.
A l’époque où il travaillait à Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard parlait d’une faillite historique du cinéma pour n’avoir pas été capable de montrer les camps nazis, et ainsi enrayer la machine de mort. Il appartient à une histoire du rapport des sociétés aux images de dire si, dans les années 30 et 40, le fait de montrer aurait effectivement pu arrêter l’horreur. Il est en tout cas certain que ce n’est pas, ou plus, le cas aujourd’hui. En 2013, le film Five Broken Cameras du réalisateur palestinien Emad Burnat était construit autour de ses appareils de prise de vue détruits par l’armée israélienne au cours de ses innombrables actions violentes dans les territoires occupés. Mais ce qu’on voyait très bien dans le film, au-delà de son discours explicite (ils cassent mes caméras pour que je ne puisse pas témoigner) était au contraire que, désormais, Tsahal s’en moque. Les violences commises contre les Palestiniens ont été si massivement documentées, diffusées, commentées, que quelques séquences de plus ou de moins n’y changent rien, et n’a jamais empêché la poursuite de l’occupation et de l’oppression. Ou en tout cas n’y changera rien tant que d’autres facteurs décisifs du contexte politique n’auront pas changé.
Cela signifie, partout, qu’il faut inventer d’autres images, d’autres manières de raconter, qu’il faut produire d’autres imaginaires. Le labeur est immense et difficile, dans des conditions d’infériorité manifeste tant que cela ne se produit pas au sein de déplacements idéologiques massifs, comme cela a été le cas pour l’affaire George Floyd. Il est vain de croire à la puissance effective du seul témoignage. Il ne s’agit pas ici de dire qu’il ne faudrait pas s’opposer de toutes ses forces aux réductions manifestes de liberté et à l’affichage tout répressif que constitue la loi dit de sécurité globale. Il s’agit de dire qu’il ne saurait suffire d’y opposer les supposées vertus d’une transparence désormais aussi souvent hypertrophiée que soumise à des restrictions, et biaisée par les lois du spectacle marchand de manière plus profonde que par l’instrumentalisation politicienne à courte vue. Le chantier est immense, qui appelle le reconstruction d‘imaginaires collectifs émancipateurs, respectueux des autres et de l’état du monde.