Révolte sensible – Don’t trust anyone who isn’t angry [1]
« (…) notre existence dépend de l’ampleur d’une révolte sensible qui s’impose désormais comme le seul recours pour renverser, ne serait-ce qu’un seul instant, la mise en place mortelle d’un ordre de l’indifférence. »[2]
Annie Le Brun
Ici comme ailleurs, la violence du pouvoir relaie, et souvent se confond, avec celle du capitalisme. Et cette violence institutionnelle, assise sur sa légitimité décrétée, prétend répondre à la violence du peuple. Dans les parages de la police française, c’est un sentiment d’insécurité, voire de danger, qui nous étreint bien souvent. Et le qualificatif totalisant de la loi dite « sécurité globale » fait frémir. Proposée en pleine crise sanitaire par un membre du parti présidentiel, et rebaptisée ultérieurement « sécurité globale préservant les libertés », elle omet de préciser de qui elle vise à préserver les libertés. Depuis quelques années, on manifeste en ayant peur – d’être blessé ou mutilé – et en sachant que, selon toute probabilité, on sera, dans le meilleur des cas, nassé et gazé. On sait aussi que la manière dont seront restituées les mobilisations mettra l’accent sur le spectaculaire d’affrontements entre casseurs et forces de l’ordre, mais beaucoup moins sur la teneur des revendications d’une majorité de personnes déterminées, certes, mais non-violentes. À moins qu’aujourd’hui, la contestation même soit identifiée à de la violence. Cette loi est un indice supplémentaire d’une séquence commencée plus tôt, celle de la volonté de contrôle et de surveillance dont l’état d’urgence, prolongé (et aggravé) depuis fin 2015 est le point saillant. La défiance du pouvoir envers la population et, notoirement, envers celles et ceux qui documentent les mobilisations autant que leur répression, elle-même de plus en plus brutale, est patente. Parallèlement, dans une démocratie toujours plus dysfonctionnelle, se déploient de façon exponentielle des idées réactionnaires. Il est d’ailleurs significatif que cette année 2021, ce soit la figure de Napoléon que le pouvoir aura choisi de commémorer officiellement, et non les 150 ans de la Commune de Paris.
Résister à cette dérive est plus que jamais une nécessité. Comme l’est l’affirmation du désaccord, de la colère, de la révolte, de la contestation ou de la contradiction, jamais réductibles au terme de « grogne » dont l’usage médiatique extensif, ad nauseam, exclue la possibilité qu’ils soient articulés, pensés, étayés. Dès lors, comment continuer à faire des films documentaires, et lesquels ? Le rapport des forces oblige à imaginer de nouvelles formes. Face à la loi « sécurité globale », et plus généralement face à la tentation du pouvoir de contrôler les images comme les libertés, l’approche frontale est de plus en plus difficile à tenir, car est de plus en plus difficile à maintenir l’intégrité physique de la personne qui filme – d’autant que désormais, la caméra expose davantage qu’elle n’est un « rempart ». L’approche latérale, elle, reste non seulement possible mais est même le propre de la création documentaire, qui résulte souvent de la pensée de ce qui résiste dans notre appréhension du monde et de parti-pris dans l’agencement de fragments de la réalité. De multiples formes peuvent être élaborées. Latéralité ne signifie pas retrait, mais peut-être plutôt réflexion nouvelle sur des manières d’occuper l’espace sans nécessairement se trouver immergé dans la violence directe. Hors de l’immédiateté de l’événement, faire résonner ses à-côtés, ses effets, ses réverbérations. Contre-attaquer, contre-informer par les moyens du cinéma, hors de toute préméditation des effets produits sur les spectateurs, heureusement imprévisibles.
Parmi les films de l’édition 2021 du Cinéma du Réel (conçus avant la loi « sécurité globale ») que j’ai pu voir, certains m’ont particulièrement touchée qui faisaient écho à cette possibilité d’une prise en charge de ces questions par le cinéma : Her Socialist Smile de John Gianvito, Landscapes of Resistance de Marta Popivoda, A River Runs, Turns, Erases, Replaces, de Shengze Zhu, et Inside The Red Brick Wall, d’un collectif de cinéastes hongkongais, HK Documentary Filmmakers. Chacun à leur manière, ils formulent une réponse qui est aussi un geste politique, une forme de résistance à la violence du pouvoir. Dans chacun de ces films, la frontalité pourrait s’entendre par la netteté de l’engagement de l’auteur. Mais c’est aussi, chaque fois, la latéralité d’une proposition esthétique en tant que politique du cinéma qui se déploie. Celle-ci est inséparable d’une expérience pour les spectateurs, à partir, me semble-t-il, d’une révolte sensible qui est peut-être ce qui reste aujourd’hui d’irréductible, pour le sujet, pour le collectif, et pour la création. Bien que chacun frappe par la singularité de sa proposition esthétique, ces quatre films ont en commun une réflexion sur le nouage entre des corps entravés et la puissance de la parole. Dans Her Socialist Smile, l’acuité de la pensée d’Helen Keller, la justesse tranchante de son analyse de la situation sociale et économique du début du vingtième-siècle, l’opiniâtreté de sa détermination à opposer la cohérence de sa réflexion aux questions visant à la discréditer et à amoindrir sa portée[3], se déploient dans le cadre visuel – par des textes donnés à lire – plus encore que dans l’espace sonore – même si leur surgissement, prononcé par instants, devient un événement d’une force inouïe. La parole d’Helen Keller, aveugle et sourde, irrigue chaque image, jusque dans de souverains plans fixes de la nature sauvage. Gianvito invite le spectateur à une expérience sensorielle inédite, qui nous permet d’effleurer la perception du monde par Keller. Celle-ci, lecture et écriture comprises, passe par le sens du toucher, et la qualité tactile des images de Gianvito nous traverse et nous laisse pantelants. Avec Landscapes of Resistance, Marta Popivoda fait surgir d’un corps fragile, celui de la Serbe Sonja, une femme âgée, une parole précise qui articule les souvenirs tenaces d’une résistante communiste anti-fasciste, ancienne déportée, dont la cinéaste poursuit l’engagement par les moyens du cinéma. Cette parole se déploie sur des plans rapprochés de son visage ou de ses mains, mais aussi, comme chez Gianvito, de plans de paysages naturels dans lesquels elle résonne et ajoute aux images au présent les présences enfuies du passé. Féministe et elle-même anti-fasciste, Popivoda ne recueille pas seulement un témoignage, mais suggère en acte une continuité dans la résistance au fascisme qui (sous)vient aujourd’hui en Europe et ailleurs. Refusant de se résigner aux injustices, aux discriminations, à la violence, elle postule la nécessité d’un cinéma partisan. Dans A River Runs, Turns, Erases, Replaces, la cinéaste chinoise Shengze Zhu filme, sur une période de plusieurs années, la ville de Wuhan dont elle est originaire et ses habitants. Alors que l’espace urbain se métamorphose en chantiers successifs et que des bribes de vie ordinaire sont saisies à distance, avant la pandémie, ce sont soudain des paroles qui incarnent des présences invisibles, celles des morts du covid. Tout proches, on entend, mais comme en hallucinations sonores et sur des plans fixes de paysages déserts – les rives et la surface obtuse du fleuve Yangsté, notamment – des extraits de lettres de personnes qui ont expérimenté la perte d’un proche. Manque, blessure intime, ces paroles non pas portées par des voix humaines mais inscrites dans l’image produisent un effet de revenance, aussi douloureux que consolatoire. Invoqués par la réalisatrice, venus d’une époque proche et pourtant révolue, comme en suspension dans le hors champ qu’elle fait exister, les disparus reviennent dans le film. Enfin, avec Inside the Red Brick Wall, nous sommes d’emblée plongés dans une confrontation physique violente entre des étudiants hongkongais, mobilisés fin 2019 contre la loi d’extradition émanant de la Chine, et la police. Cette première partie sidérante dans laquelle les révoltés s’exposent au danger de la répression met d’autant plus en lumière, par contraste, la suite du film, où les étudiants assiégés occupent l’université polytechnique. Dans ce quasi huis-clos, ce sont encore les paroles qui viennent transcender la vulnérabilité des corps, que ces paroles soient combatives, hésitantes, contradictoires (puisque, avec l’épuisement croissant au fil des jours, et la menace policière, les réactions sont hétérogènes). Il est significatif d’ailleurs que, lorsque des étudiants tentent de négocier leur exfiltration pacifique, la police n’articule pas un mot en retour. Ici, la parole est bien du côté de la résistance.
Ces films dans lesquels la résistance à l’enfermement, à l’entrave et à la violence se cristallise dans la mise en scène d’une parole qui exhausse la puissance des images, ont fait revenir une autre rencontre, autour de quelques courts-métrages de Tariq Teguia[4]. Le cinéaste y avait formulé l’hypothèse que la forclusion forcée des personnes qu’il filme produisait un trou dans le langage. Citant Victor Hugo, il évoquait les « pavés de la parole », car « le pavé c’est comme le peuple. On lui marche longtemps dessus avant qu’il ne nous retombe sur la tête. » Ainsi de l’intense La Clôture (2003), dans lequel de jeunes gens lancent leur cri de révolte contre le pouvoir. Face à des corps contraints et en attente d’une fuite illusoire, Teguia y saisissait des moments « d’intensification par la parole », et suggérait que la seule liberté possible est celle de la parole.
C’est à partir d’une révolte contre les conditions de l’enfermement général (puisque, les premiers temps, il n’y eut ni masques ni tests), au printemps 2020, et du discours du pouvoir qui l’a accompagné, que j’ai ressenti la nécessité de sortir, de voir, de sentir le dehors. Et les autres. Mais également, aussi impérieuse, la nécessité de filmer et d’enregistrer, antérieure à l’idée d’un film. Avant même la loi « sécurité globale », l’état d’urgence qualifié de sanitaire révélait crûment une défiance ostensible envers la population : surveillance au sol mais aussi par hélicoptères et par drones, attestations obligatoires et amendes, combinées à des mensonges (l’inutilité des masques) et à une infantilisation de la population : ainsi, les Français, « indisciplinés » étaient responsables de l’augmentation des contaminations, tandis que les Japonais, eux, étaient très « disciplinés ». Vraiment ? Ces stéréotypes, largement relayés, n’étaient pas questionnés. À cela s’ajoutait que les mois et années qui avaient précédés avaient été marqués, en France et ailleurs, par de nombreuses mobilisations contre des violences polymorphes, économiques, sociales, policières, climatiques et une tentation autoritaire. L’ensemble des services publics étaient asphyxiés, malgré les alertes répétées du personnel hospitalier ou la mobilisation du milieu universitaire contre la LPR (loi de programmation de la recherche). La « réforme des retraites » était sur la voie d’être imposée comme inévitable malgré des contestations massives. Dans ce contexte soudain de désertion forcée de l’espace public, la possibilité de la résistance, du moins dans ses modalités habituelles de co-présence collective, était soudain suspendue. Certes, cette étape semblait nécessaire pour protéger une population qu’on n’avait pas songé à protéger en amont. Il n’en demeurait pas moins que, si le premier mai 2020 s’était déroulé dans les rues, il aurait été une occasion d’exprimer, dans la convergence, bien des revendications et luttes légitimes, loin du folklore ou des caprices du peuple pour des causes futiles, pour reprendre le présupposé présidentiel[5]. Ma frustration – dont j’imaginais qu’elle était partagée par d’autres – était redoublée par le regret que, partout dans le monde, cette journée internationale serait confisquée. En réponse à cette situation imposée et à la sensation d’asphyxie qui m’agitaient, j’ai été emportée par une urgence à filmer. J’avais besoin de garder la trace de certaines expériences humaines et sensorielles vécues, autour du premier mai et de ce qu’il représente à une échelle universelle. Le souvenir d’un premier mai antérieur, à Tokyo, en 2018, m’est revenu en rêve, comme une consolation contrapunctique à l’impossible premier mai de 2020. Je me suis adressée, depuis Paris, à Yuichiro, un correspondant lointain habitant à Tokyo, à plus de 9 000 kilomètres de distance : là-bas aussi régnait l’état d’urgence. Comment, dans un espace urbain déserté, glaner des traces des luttes et des révoltes ? Comment, malgré tout, saisir ou faire advenir un commun, un nous ? Je suis partie à la recherche de celles et ceux qui, comme moi, voulaient croire qu’en dépit des apparences, ces braises n’étaient pas éteintes et couvaient toujours et peut-être même, plus que jamais. Pour ne pas me résigner, pour m’échapper et me déplacer, j’ai essayé d’ouvrir une brèche, même ténue, dans le discours de l’ordre, de le désordonner par des écarts, des disjonctions. J’ai tenté d’infléchir la violence du pouvoir par la collecte, dans le réel et dans le rêve qu’il contient et qui deviendrait performatif, de l’inattendu inconsciemment désiré, des rencontres non préméditées, des signes sur les murs. Ceux-ci clamaient des slogans (les collages dédiés aux féminicides et aux violences faites aux femmes, ou ceux du personnel hospitalier en souffrance, notamment) ou murmuraient des mots poétiques. Leur empreinte éphémère et leur dimension métonymique fracturaient le silence. Ils témoignaient de vies, de colères, de pensées, de désirs. À partir d’une expérience inédite et simultanée dans l’ensemble du monde, j’ai été guidée par le constat, qui était aussi un postulat volontariste et un appel d’air, que « les luttes aussi sont contagieuses »[6]. C’est donc depuis la perception subjective de ce qui faisait jaillir émotions et révolte que j’ai cherché à donner en partage la conviction que, même à bas bruit, une résistance persistait au présent, qui se renforcerait pour l’à-venir. Le film était l’espace où respirer quand l’air se raréfie. Avec de modestes moyens, à l’écoute des pulsations et des résonances qui palpitaient dans la matière glanée et dans les chants recueillis et partagés, j’ai alors imaginé la forme de ce qui deviendrait Rêve de Gotokuji par un premier mai sans lune.
[1] « Don’t trust anyone who isn’t angry » (« Ne fais pas confiance à qui n’est pas en colère ») est une expression du poète et militant amérindien John Trudell, cité par le cinéaste John Gianvito dans la discussion qui a suivi la projection, le 12 mars 2021, de son film Her Socialist Smile en ouverture de la section « Front(s) populaire(s) » du Cinéma du Réel.
[2] Annie Le Brun, Appel d’air, Verdier, 2012, p. 114.
[3] On pense dans ces instants aux archives de débats télévisés dans lesquels Ulrike Meinhof répond, avec la même netteté calme et implacable, à des journalistes essayant de la décrédibiliser, dans Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot (2015).
[4] À l’occasion d’une rétrospective de ses films au Centre Pompidou, et d’un échange avec Mathieu Macheret le 15 mars 2015.
[5] Dans son discours du 1er mai 2020, le président français prétendait espérer « retrouver, dès que possible, les premiers mai joyeux, chamailleurs parfois (sic) », balayant les enjeux véritables de cette journée internationale. Et si, au début, son surmoi disait « fête des travailleurs », le retour du refoulé surgissait ensuite avec le terme « fête du travail » (famille, patrie).
[6] Au printemps 2020, cette expression a flotté sur une banderole au-dessus du Cinéma La Clef, occupé depuis septembre 2019.