Afrique, je te plumerai
Un film ou un livre ? Je dirais un livre filmique où chaque page pose le doigt sur les plaies, les dévoile au monde, certainement ainsi, on y trouvera le remède.
Pendant longtemps, j’ai pensé que les ainés n’avaient rien entrepris pour que cela change, et pourtant en regardant Afrique, je te plumerai, on se rend compte que cette réflexion qui prend forme il y a une trentaine d’année est toujours actuelle. Sommes-nous tentés de demander si ce film traverse le temps où juste est-il d’actualité parce que les oreilles et les yeux décideurs n’ont pas croisé son chemin ? Que dire de ces populations qui ont vu ce film ? L’ont-elles regardé juste comme des images qui se succèdent ? Et pourtant Jean-Marie Teno, en faisant ce film, pose devant nous un miroir. Sommes-nous vraiment conscients de notre laideur ? Ou peut-être que nous sommes aveugles. Mais on devrait pouvoir utiliser notre odorat !
Mais bref, nous sommes au pays des alouettes.
« Alouette, gentille alouette,
Alouette, je te plumerai »
Afrique, terre des alouettes. Ils ont commencé à plumer la tête.
«… La tête, oh la tête large et froide… » disait Aimé Césaire dans La Tragédie du Roi Christophe.
Une civilisation balayée, effacée… par le mensonge et la quête de la manne financière au détriment de l’esprit qui habite ces lieux.
Jean-Marie Teno nous montre le passé, en convoquant des archives sur la période coloniale qui était violente. Ces images que le réalisateur nous propose sont explicites et accessibles par ceux qui les regardent. Même si par moment le symbolique est utilisé, il a le mérite de faire travailler le cerveau des cinéphiles. Par son récit à la première personne, il nous laisse vivre son enquête sur la corruption et la pauvreté. Jean-Marie Teno utilise différents matériaux pour mener son enquête et sa réflexion : des images d’archives, des entretiens, un peu de reconstitution.
Les archives, la mémoire : preuves du temps et de l’histoire. Ces archives que Jean-Marie Teno nous tend sont les éléments du miroir auquel on fait face.
Ce miroir d’archives et de symboles nous laisse une place dans le film, pour en faire notre propre lecture. Dans ce sens, il propose un regard sans l’imposer.
Sa voix-off se pose ironiquement, mais reste une voix qui s’engage, qui témoigne et prend position. Par des personnes comme Marie qui accompagne la narration, mais aussi des entretiens d’historiens, de journalistes, Jean-Marie Teno multiplie les sources de l’histoire qui se croisent et font sens.
Une des sources montre une alouette en tenue militaire, casque bien posé sur la tête, sous le regard du chasseur en tenue militaire, képi bien fixé, qui assène des coups à une autre alouette. Cette violence visuelle fait écho par le truchement du silence qui s’installe juste après le bruit de freinage d’une voiture et du bruitage des coups sur la pauvre alouette, la bouche ensanglantée. Ce travail de postproduction permet, au-delà d’un aspect didactique, aux cinéphiles de vivre les émotions. Le réalisateur en nous proposant cette narration de la scène convoque notre imaginaire. Mais avons-nous encore notre imaginaire en place ?
« Vous êtes tous enfants de la patrie ! »
LOL, pouvons-nous écrire au temps des réseaux sociaux.
Teno en utilisant cette phrase, soutenue par des images montrant le travail forcé, est conscient de l’apport des richesses du territoire des alouettes pour le territoire des chasseurs. Mais, il n’en demeure que « tous enfants de la patrie » sonne comme une ironie pour des alouettes qui se font plumer. Cette phrase ironique questionne et appelle à la réflexion. Et c’est à cette réflexion que Jean Marie Teno nous invite.
Tous enfants de la patrie ? Encore un grand LOL.
Certains enfants de la patrie, des chasseurs, sont payés juste parce qu’ils forcent d’autres enfants de la patrie, des alouettes, à travailler sous les coups de fouets, et y perdent même la vie. Quelle est cette patrie où la dignité humaine est bafouée ?
« Alouette, gentille alouette,
Alouette, je te plumerai »
De la tête, ils ont plumé les âmes.
Ils ont déraciné l’arbre qui est tombé avec fracas. Sur quoi se poseront désormais les alouettes ?
Les chasseurs trouvent des justifications : « mais c’est des animaux, ils n’ont aucune culture et ils mangent avec leurs mains. Notre devoir est de les civiliser, d’arrêter les guerres tribales et de leur apporter la bonne parole ».
La bonne parole qui ôte des vies, cette bonne parole pille les terres. La bonne parole nous la fait passer en douce et avec efficacité.
Cette bonne parole n’est certainement pas en accord avec le système d’écriture mis en place par le sultan. L’autochtone n’a pas d’expression et ne peut/doit pas avoir son alphabet.
« Lorsque les blancs sont venus en Afrique, nous avions les terres et ils avaient la bible. Ils nous ont appris à prier les yeux fermés. Lorsque nous les avons ouvert, les blancs avaient la terre et nous la bible ». Jomo Kenyatta
« Alouette, gentille alouette,
Alouette, je te plumerai »
Quand on a fini de plumer les âmes, le corps devient juste une marionnette.
Les chasseurs d’alouettes se sont installés, ont plumé, plumé…. Il était temps de repartir d’où ils sont venus. Mais, les chasseurs veulent continuer à plumer des alouettes, et là ils confient leur terrain de chasse à des valets locaux.
« …la cynique malice métamorphosée en néocolonialisme et ses petits servants locaux ». Extrait du Ditanyè
Ainsi naissait une autre race d’alouettes. Des alouettes à la solde des chasseurs pour traquer d’autres alouettes, en attendant de se faire plumer tôt ou tard.
Ils nous ont laissé la bonne parole, oups les valets locaux.
Indépendance cha cha oyé oyé !
Le « Je vous ai compris » du Général de Gaulle est repris par Marie, personnage clé de la narration de Teno. L’heure des indépendances a sonné. L’autodétermination va se mettre en route. Le bal des indépendances bat son plein. Le général avait vraiment compris, et les populations qui avaient à leur tête les valets locaux n’avaient absolument rien compris. Les témoignages dans le film montrent comment le colon s’est fait remplacer, en mettant en place ses commis. Les chefs coutumiers n’avaient plus la force morale, désormais c’est la force des armes qui fait loi.
Une nouvelle ère commence, la corruption devient un mode de vie. Comme les chasseurs, des alouettes pillent à leur tour. Yaoundé est cruelle. Jean-Marie Teno, en disant par sa voix off « Yaoundé ville cruelle », pensait certainement aussi à Ouagadougou, Kinshasa, Abidjan, Libreville, Niamey, Bamako… Dans ces villes, les rêves sont presque pareils. On arrive même à t’imposer tes rêves. Des rêves d’alouettes pour être comme les chasseurs.
« …Enfant dans le quartier populaire, l’espoir, c’était l’école, le rêve c’était les diplômes, un poste dans la fonction publique. Une place dans le système. Ensuite on devenait un monsieur, un blanc quoi ! … La couleur de la réussite était blanche. »
Le mensonge avait pris racine, il était institutionnalisé. Les alouettes suprêmes semblent plus féroces que les chasseurs. Ceux qui osent ouvrir leurs grandes gueules contre les nouveaux maîtres se font plumer et même rôtir. Le chasseur s’en lave les mains, il n’est plus là. Lui qui a compris les alouettes en leur donnant leur indépendance.
« Vous la voulez l’indépendance ? disait le général…
Bois, diamant, uranium, or noir
Phosphate, cuivre, transports, télécoms, gaz…
Eau, BTP, produits de pêche et agricoles
Sur le sol, sous le sol et même au dessus du sol
En retour la superpuissance imprime du CFA
Celui avec lequel nous fêtons l’indépendance
Celui qui nous a permis 50 ans de subsistance
Après des siècles marqués par des missionnaires
Dont la mission était le nettoyage des consciences
Puis le soutien à nos pantins que nous appelons Excellences
Ceux qui tremblent à l’évocation du mot Alternance
Ce n’est pas eux, c’est sûr, qui en feraient une histoire
Si on nous refilait l’apocalypse en suppositoire » Le rappeur Smockey dans « 50 ans 2 Dépendances »
Mais Yaoundé n’est pas entièrement une ville cruelle. Yaoundé est aussi ville bijou. Quand Marie, cette dame à lunettes qui traverse le film, dans une voix qui éveille nos sens, nous laisse entendre ce poème, nos yeux se posent sur les enfants, innocents, rêveurs. C’est une nouvelle Afrique qui se dessine. Et Jean-Marie Teno y croit, en tout cas, il nous le suggère. Il n’est point fataliste.
Afrique, je te plumerai, n’est plus seulement un film ludique, mais il devient un cri, un appel au sursaut continental, et même mondial, le film posant le regard sur un patrimoine commun entre l’Afrique et le monde, entre hier et aujourd’hui. Ce regard détermine l’avenir que l’on voudrait construire ensemble.
Afrique, je te plumerai, trente ans après, reste une réflexion qui mérite que l’on s’y attarde. Jean Marie Teno a fait « sa part de colibri » et tend le relais à une nouvelle génération.