Dr. S.
Tapuscrit en anglais daté du 10 août 1983, Paris (traduction : Cyril Béghin). Le texte est inédit, il s’agissait probablement d’un document destiné à la production de Notre Nazi. Il fait aujourd’hui partie du fonds Robert Kramer (IMEC). Le criminel de guerre nazi Alfred Filbert y est désigné comme le « Dr. S. », nom qui lui est donné dans le film de Thomas Harlan, Wundkanal, et inspiré d’un pseudonyme que Filbert avait pris durant quelques années, après la guerre : « Dr. Selbert ».
Ce texte fait partie du recueil de textes de Kramer édité à l’automne 2019 par Post-éditions, sous la direction scientifique de Cyril Béghin, qui a bien voulu nous confier ce texte.
T. est un réalisateur allemand au mitan de la cinquantaine. Il a consacré un bon nombre d’années à étudier et dévoiler des crimes de guerre nazis. Quelles que soient les justifications idéologiques de cette entreprise, T. a aussi des raisons très personnelles : il est le fils de l’un des réalisateurs nazis les plus virulents (et les plus célèbres). Intime d’Hitler, le père de T. a été l’un des principaux responsables de l’élaboration des images à travers lesquelles le nazisme avait choisi de se représenter, chez lui et à l’étranger. T. était jeune à l’époque. Mais comme on dit, T. a la mémoire longue.
Depuis quelques années, T. prépare un film sur l’enlèvement et l’interrogatoire d’un criminel de guerre nazi par un commando non identifié. En discutant avec lui, je comprenais que le principal obstacle à la réalisation de ce film était le problème de l’interprète du criminel de guerre : Max Von Sydow, pressenti pour jouer le rôle, restait pour T., toujours et seulement, « un acteur ».
Aujourd’hui, en août 1983, T. est sur le point de commencer à tourner son long métrage de fiction. Les obstacles se sont évanouis à partir du moment où il a trouvé l’acteur qu’il cherchait depuis le début. Le Dr. S. a 78 ans. Le Dr. S. était déjà membre des SS en 1932, et à partir de là, il a connu une illustre carrière aux plus haut niveaux des services de sécurité nazis. Le Dr. S. a fini par diriger l’un des Einsatzgruppen (des unités de tueurs mobiles) qui ont exterminé des tziganes, des juifs et des communistes dans le sillage de l’invasion hitlérienne de la Lituanie et de la Russie. Le Dr. S. a participé au « nettoyage » des éléments impurs de Vilnius, Vitebsk et Smolensk. Sa carrière a connu des hauts et des bas, bien sûr, mais il est resté au sommet de l’appareil de sécurité du Reich jusqu’en 1945. Puis il a disparu.
T. a retrouvé le Dr. S., menant une vie paisible en Allemagne sous son propre nom et la fonction de banquier, seul avec ses souvenirs et une certaine amertume envers ceux qui avaient entravé sa carrière. Apparemment, il n’est pas particulièrement repentant. Il offre un portrait assez extraordinaire et édifiant de la « banalité du mal » : un homme du genre grand-père et aux allures d’oiseau, gris, conventionnel, poli et visiblement capable (au moins trente-cinq ans après) d’absolument tout et n’importe quoi.
T. avait donc trouvé son « acteur ». Il va mettre le véritable Dr. S. dans son « film de fiction » sur l’interrogatoire d’un criminel de guerre nazi. Et à cause de la manière dont il imagine la mise en scène de son film, c’est T. lui-même qui interrogera le Dr. S. Mais pourquoi le Dr. S. se laisse-t-il embarquer dans une telle situation, potentiellement explosive (voire mortelle) ? Il y a de nombreuses réponses possibles, et autant d’incertitudes, mais l’une des raisons importantes est que le Dr. S. a confiance en T., il s’est remis entre ses mains, justement parce que T. est le fils de ce grand réalisateur nazi dont les films procurèrent au Dr. S. de si grands plaisirs, de tels frissons de joie, au temps lointain de la victoire de Berlin ! « Tel père, tel fils », semble suggérer le Dr. S. Alors que T., lui, a passé l’essentiel de sa vie à essayer de prouver le contraire.
À l’évidence, le Dr. S. représente pour T. tout ce qu’il haïssait chez son père comme dans l’histoire de son pays, et même, ultimement, en lui-même. Et ce « théâtre » particulièrement européen va se jouer sur un plateau de cinéma, dans les loges, dans les couloirs d’hôtel d’un ample tournage de long métrage.
Je vais filmer tout ce processus — on pourrait presque dire : « ce spectacle d’histoire européenne. » Je vais réaliser un film sur T. qui, à travers la réalisation de son film, essaye de se débarrasser de sa colère et de sa culpabilité, et de se séparer définitivement de son père. Un film sur T. qui, consciemment ou pas, est capable de porter contre le Dr. S. un jugement aussi définitif que ceux de Nuremberg. Et aussi un film sur le Dr. S. : un nazi pris dans un « procès » informel, « un procès par le cinéma », où le réalisateur est à la fois juge et juré, capitaine tout-puissant du navire, Dieu. Le Dr. S. a ouvert la porte qui mène au pays du cinéma : il vient pour « expliquer », pour « remettre les pendules à l’heure », pour déverser son amertume, pour partager sa solitude avec le fils de son ami, le grand créateur de films. Le Dr. S. a ouvert cette porte tout seul ; elle a claqué derrière lui avec le cliquetis violent d’une grille de prison.
Ce film est certainement un document sur la participation du Dr. S. au cauchemar nazi. Mais plus encore, c’est une sorte de témoignage sur le poids et la densité de l’histoire européenne, sur les cycles de récrimination et de vengeance, sur la continuité tangible de la « culpabilité historique ». De mon point de vue, c’est une histoire très européenne ; et ce point de vue, ce regard américain, voit beaucoup de ressemblances entre T., son père et le Dr. S. Il voit une certaine absurdité dans la question de la vengeance, et trouve même que tous ces grands crimes historiques se font de plus en plus vagues et poussiéreux au fur et à mesure que nous nous précipitons vers de nouveaux.