Jean-Pierre Gorin : le printemps du réel (Le groupe Dziga Vertov …et après !)
Quelques jours avant ses 80 ans, Jean-Pierre Gorin répondant à l’invitation de Catherine Bizern, venait de San Diego où il est installé depuis plus de 45 ans, pour présenter ses films et une sélection « carte blanche » au Cinéma du Réel. Il en a accompagné toutes les projections, parfois luxueusement, par des présentations et débats, prolongés dans une conférence au savoureux titre : « Ces films ont été vus par trois personnes dont deux enthousiastes… Une visite guidée du groupe Dziga Vertov[1] ».
Pour appréhender ce personnage libre et rare, il est tentant de citer d’emblée quelques-uns des derniers mots de cette conférence :
« J’espère que je ne vous ai pas trop emmerdé. J’étais bien fatigué. (…) Franchement : je n’avais pas envie de venir… parce que j’avais peur …qu’on me fasse chier… et : je suis venu quand même.
Mais bon : c’était pas mal, hein ? »
(Dès la première demi-heure, il déclarait déjà avec autant d’ironie que d’anxiété : « j’ai réussi à vous endormir complètement, hein ? …bande de salauds ! »)
Mieux vaut ne pas être dupes de l’apparente désinvolture de l’expression. Elle n’empêche pas la profondeur du propos et éventuellement y contribue par le choix de sa forme. Ses propos, sincères jusqu’à l’impudeur, sont souvent plus doux qu’ils n’en ont l’air. Jean-Pierre Gorin est peu avare en autodérision sur les difficultés éprouvées pour faire son cinéma et le faire connaitre (« si vous attendez suffisamment longtemps : il y a quelques déments du type : les programmateurs du cinéma du réel, qui viennent vous trouver… »). Mais aussi, à juste titre : las et plus que cela d’être vu comme « l’homme qui a vu l’ours » et que son œuvre soit réduite à sa collaboration avec Jean-Luc Godard dans les années du groupe Dziga Vertov (1969-1973). Alors même que ce qui anime tous ses films suivants doit sans doute davantage à une critique vive de cette période qu’il ne renie pas pour autant : « si j’avais à savoir où j’arrive, je ne ferais pas le film ». Héritage de sa fructueuse rencontre avec Manny Farber qui théorisa « l’art termite » contre « l’art éléphant blanc » et lui ouvrit les portes d’une carrière universitaire dans la prestigieuse université de San Diego.
Le groupe Dziga Vertov contre les cinéastes politiques de gauche
L’arrivée de Jean-Pierre Gorin aux côtés de Jean-Luc Godard est consubstantielle à la création du groupe Dziga Vertov, lors du tournage de Vent d’est en été 1969, après déjà trois films militants (Un film comme les autres, British sounds, Pravda) tournés par Godard avant son arrivée. Ces films seront revendiqués a posteriori par le groupe comme relevant déjà de la démarche d’un travail militant collectif : « ça ne veut pas dire que j’ai été présent sur tous les films (…) mais j’ai dû les endosser » précise Jean-Pierre Gorin.
Son arrivée marque un tournant, avec le mot d’ordre qu’il apporte pour critiquer les travaux précédents et infléchir la trajectoire : « ce n’est pas une image juste, c’est juste une image ». C’est-à-dire qu’à la quête (« idéaliste ») de « l’image juste » qui animait la fabrication en particulier de British Sounds, construit sur une série de plans-séquence, il oppose le primat donné au montage sur les images qui le composent. D’où l’étendard de Vertov pour se situer dans l’histoire du cinéma. Cet étendard répond aussi à une autre volonté, qui est de se démarquer de la référence à S.M. Eisenstein, revendiquée par la plupart des cinéastes politiques de gauche dans l’après Mai 1968, à qui elle sert souvent de légitimation pour des effets lourds et ostentatoires de montage (comme les flash-backs rapides et appuyés chez Costa-Gavras dans L’aveu par exemple). Au point de faire de ces cinéastes l’ennemi principal dans la conjoncture (1969-1972) et les destinataires premiers des films du groupe Dziga Vertov :
« L’ennemi, les gens qu’on conteste c’est vraiment la gauche traditionnelle faisant du cinéma politique. On espère qu’ils vont se détacher de cette espèce de manière de voir les choses qui est héritée des années 30, qui a servi dans les années 30 et qui ne sert plus. (…) Notre effort c’était l’abolition de la pensée de l’esthétique de gauche. C’est-à-dire qu’on pensait que ça ne s’était pas arrêté avec Le sel de la terre, des choses pensées autour des années 1930, mais qu’il fallait inventer quelque chose. (…) Les films du groupe Dziga Vertov je ne crois pas qu’on puisse les regarder moins de cinq minutes et plus de cinq minutes. L’idée c’était ‘vous pouvez faire la même chose’. »
L’austérité délibérée de certains films peut ennuyer, mais ils méritent qu’on n’en reste pas à cette donnée sensible superficielle, qu’on s’y arrête au moins cinq minutes. Car la sobriété des moyens y est choisie (ce qui est flagrant dans Vent d’est qui disposait pourtant d’un budget significatif) dans un projet d’exemplarité, à l’usage des cinéastes militants, quelles que soient leurs ressources :
« ce qu’il y a d’intéressant dans ces films, c’est la rigueur du principe et le fait qu’on s’adressait à un public de cinéastes, des gens qui seraient capables de faire du cinéma basé sur des principes aussi simples, et de se détacher des idées d’un cinéma, soit complètement didactique, soit complètement paralysé par les idées du narratif. »
La radicalité politique et esthétique de l’expérience de laboratoire du groupe Dziga Vertov a irrigué les travaux ultérieurs des deux cinéastes. Ne serait-ce que par leur réflexe de relire à plusieurs reprises l’opposition Eisenstein / Vertov, ou plus amplement, de confronter sans cesse leur propre démarche à celles de leurs prédécesseurs dans l’histoire du cinéma. Godard a formulé pour la première fois, du vivant d’Henri Langlois, son projet des Histoire(s) du cinéma dès 1973[2]. Gorin a poursuivi seul cette gymnastique qui animait leur dialogue en enseignant à San Diego
« la ‘gorinologie comparée’… C’est-à-dire que mes cours consistent entre autres en théories de l’Histoire du cinéma – alors là, j’invente ce que je veux (…). Je fais une histoire du cinéma à l’envers, chaque semaine je commence en 1993 et je finis en 1900. Disons par exemple que je commence avec Boyz N the Hood, je continue avec Goodfellas, puis avec un film noir, puis avec un film de William Wellman comme Wild Boys of the Road, et je peux terminer par The Musketeers of Pig Alley de Griffith. Des choses transversales dans ce style[3] »
L’art termite contre la « position du missionnaire »
L’effet ultérieur de l’expérience s’inscrit parfois dans une fidélité infidèle, qui assume un bilan autocritique du groupe Dziga Vertov, au sein duquel Gorin contribua aussi à la part austère (la voix off autocritique de Vent d’est, la rigueur épurée de Luttes en Italie). Cette autocritique se formule dans une comparaison outrancièrement viriliste par goût de la provocation, comme pour marquer pédagogiquement les esprits :
« J’en ai eu marre de faire des films dans lesquels le cinéaste avait la position du missionnaire : ‘regardez, c’est formidable, je baise mon sujet !’. Le sexisme du cinéma ne réside pas seulement dans sa représentation des femmes, mais dans l’acte de réaliser, dominateur en tant qu’il prétend révéler le sujet à lui-même. »[4]
(En marge du festival, Jean-Pierre Gorin surenchérissait : « surplomber le matériau et le travailler lentement en sachant exactement à quel point on veut en arriver ».)
Au contraire, l’ « art termite » célébré par Manny Farber[5], adopte un point d’entrée dans la poutre et ignore parfaitement dans quel nouvel espace il en sortira, quels obstacles il devra contourner en chemin, mais il creuse. Ainsi, dans une éthique bien peu partagée par les documentaristes, dès son premier film achevé solitairement, Gorin expose en conclusion ce que la fabrication du film a changé pour ses personnages. Le père de famille des jumelles de Poto et Cabengo (1979) a espéré monnayer à Hollywood l’histoire de ses petites filles jumelles réputées s’être inventé un langage autochtone, et à force d’investissements optimistes, s’est endetté déraisonnablement. L’attachant jeune dealer de My crazy life (1992) est assassiné avant la fin du tournage : comme le disait Chris Marker, « on ne sait jamais ce qu’on filme[6] ».
Entre les deux, Routine Pleasure (1986) manifeste une perfection achevée de construction et de formes, tout en se laissant conduire par l’hospitalité entretenue de ses personnages, par la force d’un point de vue mûrement pensé au moment d’entamer le travail en termite. Ceci justifie son amendement récent, proposant une dialectique qui effondre peut-être l’analogie sexuelle avec la position du missionnaire :
« Dans le texte fondateur de Manny Farber, sur l’art éléphant blanc versus ‘l’art termite’, la seule chose que je mette en doute c’est le ‘contre’ : tout film oscille en fait entre les deux[7]. »
Le cinéaste finit par rencontrer une représentation de lui-même inventée par ses personnages, à travers une reproduction miniature de sa curieuse auto française, au milieu du paysage américain reproduit par d’anciens cheminots oisifs dont c’est le hobby.
Dans sa carte blanche, Gorin a choisi une constellation de films typiques de sa « gorinologie comparée ». Ainsi, le fameux The Musketeers of Pig Alley de D.W. Griffith est-il programmé pour introduire à l’archéologie du film de gangster et entrer ainsi en dialogue avec My crazy life. Indifférent à la supposée frontière entre fiction et documentaire (« ‘Le plus haut pouvoir de la fiction n’apparait que quand elle devient documentaire’ a dit Fritz Lang. J’ajouterai : et vice-versa[8]. »), Gorin donne l’occasion rare de voir un grand film méconnu de Howard Hawks, Brûmes, dont la fabrication termite est une des marques de la démarche : le film résonne ainsi avec Routine pleasures. Enfin, en écho à Poto et Cabengo : Gosses de Tokyo de Yasujiro Ozu, qui s’inscrit lui aussi pleinement dans le propos de Fritz Lang cité, est mis en regard avec En râchachant de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, récemment disparu.
Cet irrépressible penchant pour la liberté est coûteux (« je me suis bien amusé à faire ça. Je l’ai payé d’un prix épouvantable, on m’a fait chier à mort… »). Ceci explique sans doute la rareté de ce penchant. Mais c’est cette rareté même qui, Jean-Pierre Gorin retourné à San Diego, nous fait rêver à une tardive, mais très attendue, sortie française de ses films en salle, à leur édition en DVD et à la concrétisation prochaine de ses nombreux projets de films pas encore produits.
[1] Dont l’enregistrement est disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=EiwayvdbnxY
[2] Cf. D. Faroult, Godard. Inventions d’un cinéma politique, Les Prairies Ordinaires, Paris, 2018, p. 359.
[3] Cf. Camille Nevers et Vincent Vatrican, « French Connection. Entretien avec Jean-Pierre Gorin », Cahiers du Cinéma, n°476, f.vrier 1994, p. 61.
[4] Cf. « Gorin, ouvrage de dames », Entretien avec Jean-Pierre Gorin réalisé par Charlotte Garson, Cahiers du cinéma, n°799, juin 2023, p. 72-73 et https://www.cahiersducinema.com/actualites/gorin-ouvrage-de-dames/
[5] Cf. Manny Farber, « L’art termite et l’art éléphant blanc. 1962 » in Manny Farber, Espace négatif, coll. Trafic, P.O.L., Paris, 2004, p. 162-172.
[6] Cf. Le fond de l’air est rouge. Scènes de la troisième guerre mondiale 1967-1977. Textes et description d’un film de Chris. Marker, coll. « Voix », François Maspéro, Paris, 1978, p. 131-132 : « Leni Riefenstahl avait cru filmer un Japonais, elle avait filmé un Coréen. Moi, en suivant le champion de jumping de l’équipe chilienne, j’avais cru filmer un cavalier, j’avais filmé un putschiste : le lieutenant Mendoza, devenu plus tard le général Mendoza, un des quatre de la junte de Pinochet… On ne sait jamais ce qu’on filme. »
[7] Cf. « Gorin, ouvrage de dames », op. cit.
[8] Id.
Au sujet des films de Jean-Pierre Gorin eux-mêmes, en attendant l’édition d’un coffret DVD accompagné d’un cahier critique, il est possible de lire le texte de Kent Jones publié en janvier 2012, lors de l’édition de ses films par Criterion.