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Cahiers du Réel #4 - L'Afrique documentaire

Un panorama du cinéma documentaire africain

Par Raquel Schefer
Sambizanga (1972), de Sarah Maldoror

En 1965, lors d’une célèbre confrontation avec Jean Rouch, Sembène Ousmane s’interrogeait : « Est-ce que, lorsqu’il y aura beaucoup de cinéastes africains, les cinéastes européens… comptent continuer à faire des films sur l’Afrique ? ».1 Du 11 au 20 mars 2022, le Festival Cinéma du réel, à Paris, a consacré une place majeure de sa 44ème édition au cinéma documentaire africain dans ses déclinaisons historiques et présentes. Si, presque soixante ans après la discussion entre Sembène et Rouch, les cinéastes européens continuent à faire des films sur le continent africain, répliquant parfois les rapports de domination entre le Nord global et le Sud global sur le terrain de la représentation, la rétrospective « L’Afrique documentaire » a mis en valeur la puissance formelle et épistémique, ainsi que la diversité des modes de production du cinéma documentaire africain moderne et contemporain.

À travers cette rétrospective, Catherine Bizern, déléguée générale du Réel, a voulu retracer une histoire du cinéma documentaire africain, de ses enjeux et complexités, sans pour autant déjouer les singularités de la production cinématographique récente. Le texte de présentation est éloquent à l’égard des aspirations de ce cycle qui a plongé les spectateurs dans l’expérience d’un cinéma situé entre visibilité et invisibilité, face à des écritures du réel souvent exclues des circuits de distribution. Cette rétrospective a confronté le public à « d’autres systèmes de représentation, à d’autres imaginaires », « à une diversité des propositions esthétiques », ainsi qu’à l’« écologie spécifique aux productions cinématographiques africaines ». 2

Les Bicots nègres, vos voisins (1973), de Med Hondo.

Regroupant des films africains francophones, anglophones, lusophones et arabophones, le cycle « L’Afrique documentaire » a contribué à mettre en question les présuppositions idéologiques et culturelles qui forment la catégorie eurocentrée de « cinéma continental africain ». Tout en affirmant le cinéma comme un langage d’images, la rétrospective a mis en valeur le montage conceptuel et visuel d’une cartographie plurielle et cosmopolite. Le geste était doublement généalogique : s’il s’agissait d’établir une généalogie du cinéma moderne africain à travers la section « Dix figures tutélaires  », il était aussi question d’examiner les continuités — et les discontinuités — entre le cinéma moderne africain et les productions récentes. La section « Le Documentaire africain vu d’ici » a présenté une sélection de douze films d’une nouvelle génération de cinéastes de l’ensemble du continent africain, de l’Algérie au Madagascar, en passant par le Mali et le Burkina Faso, produits entre 2000 et 2021, représentatifs de la production actuelle. Et, si le passage d’un modèle de représentation à un système d’auto-représentation est au cœur du cinéma africain passé et présent, la programmation du Réel s’est également fondée sur un mouvement de rotation du regard. En ce sens, Catherine Bizern a invité six programmateurs et personnalités africains à participer à la section « Carte blanche aux programmateurs africains », ainsi plaçant la rétrospective sous le signe d’un entrecroisement de regards et savoirs.  

En plus de la richesse et de la singularité du corpus cinématographique de ces trois sections, tout un ensemble d’activités parallèles a complémenté le programme : une master class du cinéaste ivoirien Joël Akafou, une rencontre entre documentaristes travaillant en Afrique et en Europe, ainsi qu’une table ronde intitulée « Vivre ici, travailler là-bas ». À travers la parole des cinéastes, des chercheurs et d’autres figures, ces activités ont contribué à mettre en exergue la diversité des gestes et des pratiques cinématographiques entre l’Afrique et l’Europe, aussi bien qu’à examiner les enjeux et les hiérarchies de la représentation et des modes de production cinématographiques.

Cabascabo (1969), d’Oumarou Ganda.

Excentrer

Le panorama du cinéma africain proposé par le Réel témoigne de la multiplicité des thèmes, des formes filmiques et des modes de production du cinéma documentaire africain moderne et contemporain. Mais les films programmés dévoilent parallèlement un engagement commun — et transversal historiquement — dans une praxis cinématographique vouée au réel, ainsi qu’une volonté partagée de décoloniser non seulement la représentation cinématographique, mais le regard lui-même. Si l’émergence du cinéma africain dans l’après-guerre s’inscrit dans un contexte politique et culturel où la décolonisation était comprise au sens large — la décolonisation politico-économique était vue comme indissociable de la décolonisation de la culture et des formes visuelles —, la cartographie historique et esthétique établie par la rétrospective a rendu visible le désir de détacher les modalités de représentation du réel du paradigme de la modernité hégémonique et de la colonialité,3 geste qui persiste dans les productions récentes, ainsi que de transformer les modes de production du cinéma. 

Le cinéma africain est animé par une ambition épistémique — celle de renverser la hiérarchie des savoirs et des représentations propre au système colonial et de réécrire l’histoire et le présent selon une perspective extra-européenne. Or, la rétrospective du Réel témoigne d’une aspiration corrélative. La programmation y a été assumée comme un geste de remontage critique, permettant de revoir l’histoire eurocentrée du cinéma africain et de déhiérarchiser le rapport entre le Nord global et le Sud global. En plus du principe de transversalité historique, géographique, culturelle et matérielle structurant ce panorama du cinéma africain, l’agencement de cette programmation — le cinéma africain vu d’ici et d’ailleurs — a contribué à un décentrement de l’histoire selon une perspective non exclusivement européenne. 

Si le cinéma a été historicisé selon une perspective fondamentalement européenne qui a privilégié les objets, les figures et les mouvements des pays centraux, cette programmation a été construite à partir d’une position triplement excentrique. D’une part, l’histoire du cinéma a été reconsidérée selon d’autres aires géographiques et d’une perspective entrecroisée. Ce volet a ouvert la voie à la constitution d’une généalogie plus complexe et équilibrée non uniquement du cinéma africain, mais aussi du cinéma européen tenant compte de l’histoire manquante des films qui, comme Sambizanga, réalisé par la cinéaste franco-guadeloupéenne Sarah Maldoror en 1972 (section « Dix figures tutélaires  »), ont été invisibilisés et exclus en raison de leur fond et de leurs formes, aussi bien que de leurs modes de production. La programmation du Réel a rendu visible, d’autre part, la manière dont l’histoire dominante du cinéma s’inscrit elle-même, à travers un système d’inclusions et d’exclusions — tout particulièrement, des cinématographies extra-européennes —, dans le paradigme du colonialisme. Enfin, tout en plaçant son axe ailleurs qu’au centre, le panorama du cinéma africain a dévoilé la reconfiguration des rapports coloniaux en Europe après la fin du colonialisme historique, sujet qui est, d’ailleurs, au cœur d’un film portant sur le racisme et la situation des immigrés africains en France comme Les Bicots nègres, vos voisins, du cinéaste mauritanien Med Hondo (1973, section « Dix figures tutélaires  »). De même, cette rétrospective n’a pas négligé la production cinématographique afro-diasporique, les transferts et les circulations, non plus que la complexité et les ambivalences de la « post-colonie », examinées dans Afrique, je te plumerai, documentaire réalisé par le cinéaste camerounais Jean-Marie Teno en 1992 (section « Dix figures tutélaires  »).

Re-situant l’histoire du cinéma africain, s’écartant du centre pour explorer les marges — et faire les marges explorer le centre —, tout en les déplaçant, le panorama du cinéma documentaire africain du Réel a prospecté les formes-contenus et la dimension éthico-politique et épistémique d’un vaste corpus filmique, un corpus en quête du réel et d’une transformation du monde.

Carnaval da Vitória (1978), d’António Ole.

Généalogie : « Dix figures tutélaires  »

La section « Dix figures tutélaires  » a repensé la généalogie du cinéma africain par l’entremise de dix figures « tutélaires  » et d’une constellation de films reliant la période anticoloniale à celle postcoloniale. Les copies restaurées de deux films — le déjà nommé Sambizanga, de Maldoror, et Le Trésor des poubelles (1989), du cinéaste sénégalais Samba Félix NDiaye — ont été présentées en avant-première dans le cadre de cet axe thématique. Si la programmation de cette section a permis d’établir tout un ensemble de parallélismes thématiques, formels et matériels, chaque œuvre a été mise en valeur par sa singularité. 

Commençons par Sambizanga, film paradigmatique de l’articulation entre engagement politique et inventivité formelle et de l’affirmation du cinéma comme un instrument de transformation du monde propre aux cinématographies anticoloniales. Réalisé par Sarah Maldoror et récemment restauré par la Cinémathèque de Bologne, Sambizanga est le premier long-métrage de fiction angolais, même s’il a été tourné en République populaire du Congo par une cinéaste franco-guadeloupéenne trois ans avant l’indépendance de l’Angola en 1975. Dans ce film qui relève d’un précinéma, antérieur à la formation de l’État-nation, et qui constitue une adaptation du roman A Vida Verdadeira de Domingos Xavier (La Vraie vie de Domingos Xavier, 1961) de l’écrivain angolais Luandino Vieira, Maldoror affermit son esthétique de la sensorialité et des affects, modalité de résistance aux modes perceptifs, cognitifs et visuels dominants. Maldoror y affirme une poétique plurielle du monde qui déconstruit les catégories sociales, raciales et de genre associées au cinéma hégémonique, tout particulièrement au cinéma colonial. Maldoror oppose un regard anticolonial et africain au cinéma hégémonique, un regard qui interroge parallèlement les discours masculins héroïques du cinéma anticolonial. Ses cadrages sans profondeur de champ reconstituent les conditions sensibles et les perspectives perceptives et cognitives des corps dominés — et pourtant résistants, jouissants — du colonialisme. À propos de Sambizanga, Bell Hooks accentuait la construction du regard — la possibilité d’un contre-regard et d’une rencontre de regards : «… la femme noire non colonisée fixe son regard, fait des films, fait des images qui nous rendent une présence. [sic] nous pouvons voir ce qui n’a pas été vu avant, on peut nous voir — en train de créer – de regarder — de devenir ».4

De quelques événements sans signification (1974), de Mostafa Derkaoui.

Un contre-regard est présent aussi dans Fadjal (1979), film de l’anthropologue et réalisatrice sénégalaise Safi Faye, qui joue dans Petit à petit (1971), de Jean Rouch. Dans ce film traversé par la tension entre tradition et modernité, enjeu majeur du cinéma moderne africain, Faye retourne à son village natal, Fad’jal, pour scruter son histoire et ses formes culturelles. De la même manière que la filmographie de Maldoror — ou bien celle de Josefina Crato en Guinée-Bissau  —, l’œuvre de Faye ouvre la possibilité de reconsidérer l’histoire du cinéma anticolonial et postcolonial selon une perspective féministe. Se centrant sur une société matriarcale et opposant l’histoire africaine de la tradition orale à l’histoire française apprise à l’école par les enfants, Faye pose un contre-regard sur les complexités et les ambivalences du Sénégal postcolonial.

Quatre courts métrages de la cinéaste égyptienne Atteyat Al-Abnoudy ont été aussi présentés au sein de la section « Dix figures tutélaires  ». Figure majeure du cinéma égyptien moderne, même si ses films ont été rarement diffusés dans son pays, Al-Abnoudy fixe son regard sur l’Égypte des années soixante-dix et quatre-vingt à travers un langage cinématographique doué d’une grande rigueur formelle. Dans son opera prima Cheval de boue (Husan al-Ti, 1971), premier documentaire égyptien réalisé par une femme, Al-Abnoudy documente le processus artisanal de fabrication de briques articulant les histoires personnelles et l’histoire collective.

Afrique, je te plumerai (1992), de Jean-Marie Teno.

À l’image d’autres cinématographies extra-européennes, le cinéma moderne africain est, tel que précisé avant, traversé par la tentative de passage d’un modèle de représentation à un système d’auto-représentation. Ce processus est au cœur de plusieurs films de la section « Dix figures tutélaires  ». Dans Cabascabo (1969), d’Oumarou Ganda, il est doublement question d’auto-représentation. Recruté comme enquêteur alors que Rouch étudiait la migration nigérienne à Abidjan, Ganda est l’un des personnages (alias Edward G. Robinson) de Moi, un Noir (1958). Ganda passe à la réalisation avec Cabascabo. Ce film porte sur le retour au Niger après son engagement dans le corps expéditionnaire français en Indochine en 1951. Ganda interprète son propre rôle, explorant les complexités de la figure du vétéran de guerre. L’auto-représentation au niveau des modes de production se conjugue admirablement avec un modèle énonciatif auto-référentiel et auto-réflexif. 

Les Bicots nègres, vos voisins, réalisé par Hondo après Soleil Ô (1967), se structure autour de deux opérations complémentaires : l’auto-représentation, concrétisée à travers tout un ensemble de procédés narratifs et esthétiques inventifs et un processus de production long et complexe, est accompagnée d’un mouvement de retournement du regard, qui vient se poser sur la société postcoloniale française, son racisme structurel et le destin amer des immigrés africains. Dans l’une des séquences centrales du film, la caméra d’Hondo filme une manifestation, paradigmatique de la convergence entre les luttes ouvrières et anticoloniales, et une scène intérieure dans un appartement parisien. Le montage et la continuité sonore entre extérieur et intérieur créent une contiguïté entre l’espace du documentaire et l’espace de la fiction. Le dehors est présent dans le dedans, de la même manière que le dedans l’est dans le dehors. Se dessine une continuité sans dedans ni dehors, même si recoupée par des passages de tous ordres : génériques, formels, matériels. À travers les affiches présentées dans le film (notamment, celle de Mueda, Memória e Massacre, film mozambicain de Ruy Guerra, produit entre 1979 et 1980), Hondo rend sensible l’histoire matérielle intriquée des Bicots nègres, vos voisins et l’inscrit dans une généalogie du cinéma anticolonial et postcolonial africain. Dans Carnaval da Vitória (1978), António Ole, artiste et cinéaste angolais proche du mouvement L.A. Rebellion de Los Angeles, documente le premier Carnaval célébré après l’indépendance de l’Angola. Si les représentations du Carnaval sont multiples dans le cinéma anticolonial et postcolonial africain (notamment, chez Maldoror), Carnaval da Vitória opère une carnavalisation de la représentation cinématographique.

Jean Genêt, Notre-Père-des-Fleurs (2021), de Dalila Ennadre.

Différents films de la section « Dix figures tutélaires  » proposent formes de voir et savoir en contrepoint des modes perceptifs, cognitifs et représentatifs dominants. Certains de ces films remettent même en question les fondements d’un certain cinéma engagé. De quelques événements sans signification (1974), du cinéaste marocain Mostafa Derkaoui, carte blanche à Dyana Gaye et Valérie Osouf, programmatrices de la rétrospective « Tigritudes » qui s’est déroulée au Forum des images entre janvier et février 2022, développe une méta-représentation du cinéma engagé en tant que processus et pratique. Afrique, je te plumerai, de Teno, examine la re-structuration des rapports coloniaux dans la société postcoloniale camerounaise. Si la domination culturelle française est l’une des questions centrales du film, Teno pense la complexité de la nation ex-colonisée tout en sortant du paradigme colonial et en déconstruisant les catégories binaires qui perdurent dans la “postcolonie”,5 notamment la catégorie d’hégémonie et contre-hégémonie. Les procédures narratives et formelles du film exemplifient les enjeux d’un cinéma en quête d’une contre-perspective historique, esthétique et épistémique, geste qui traverse le corpus de la section « Dix figures tutélaires ».

D’ici et d’ailleurs

Fondées sur un principe d’entrecroisement de regards et savoirs — le cinéma documentaire africain contemporain vu d’ici et d’ailleurs —, les sections « Le documentaire africain vu d’ici » et « Carte blanche aux programmateurs africains » ont attesté la puissance et la vitalité de la production cinématographique récente. La première section, composée de douze films réalisés par la jeune génération de cinéastes de l’ensemble du continent africain, a exploré les parallélismes et les discontinuités — un “pli”6 plus qu’une ligne continue — entre le cinéma documentaire africain moderne et celui actuel. Dans le cadre de la deuxième section, six programmateurs et personnalités africains ont été invités à proposer chacun deux films contemporains. Ce croisement de regards a décelé les dynamiques thématiques et formelles d’une histoire du cinéma documentaire africain, ainsi que la transformation des modes de production, permettant d’interroger notamment la manière dont le système de coproduction entre les pays africains et européens peut éventuellement répliquer le geste colonial. Cette articulation entre passé et présent et entre perspectives situées a contribué décisivement à minimiser le risque d’esthétisation des enjeux politiques du cinéma documentaire africain et à évaluer la manière dont certaines structures coloniales perdurent dans les anciens territoires colonisés et colonisateurs, tout particulièrement à travers les politiques migratoires, l’entrelacement entre divisions de classe et de race et les violences policières. Cette méthodologie a aussi permis au public du Réel de découvrir des cinématographies peu connues en France, comme le cinéma mozambicain ou le cinéma soudanais.

Uma memória em três actos (2016), d’Inadelso Cossa.

La section « Le documentaire africain vu d’ici » a rendu hommage à la cinéaste marocaine Dalila Ennadre, décédée en 2020. Dans Jean Genêt, Notre-Père-des-Fleurs (2021), la réalisatrice reconstitue les dix dernières années de la vie de Jean Genet à Larache, au Maroc. En lien avec les cosmovisions locales, le film établit un dialogue entre les vivants et les morts à partir d’un principe de non-séparation entre la sphère matérielle et la sphère rituelle. Boxing Libreville (2018), autre film de cette section, réalisé par le cinéaste gabonais Amédée Pacôme Nkoulou, se centre sur la pratique de la boxe à Libreville sur fond de lutte de classes, en examinant la fracture entre les citoyens gabonais et le corps politique. Dans Le dernier refuge (2021), le cinéaste malien Ousmane Samassekou documente la vie à la Maison des migrants à Gao, au Mali, qui accueille les migrants en transit vers l’Algérie ou sur le chemin du retour après une tentative de passage en Europe. Si le corpus de cette section met en évidence une diversification formelle à l’égard du cinéma africain moderne — dans certains cas, l’adoption d’un langage cinématographique proche du canon du cinéma documentaire et donc moins inventif —, l’engagement de ce cinéma au réel et au politique n’est pour autant pas moins marqué. De cette manière, les relectures critiques de l’histoire et du présent du continent africain, la question migratoire ou bien la condition de la femme restent des thématiques majeures de la production documentaire récente.

Para lá dos meus passos (2019), de Kamy Lara Paula Agostinho.

Un ensemble de programmateurs et personnalités africains ont partagé leur regard sur le cinéma documentaire contemporain du continent dans le cadre de la section « Carte blanche aux programmateurs africains » : la journaliste et critique de cinéma franco-burkinabé Claire Diao ; l’écrivaine et cinéaste franco-égyptienne Jihan El-Tahri ; le cinéaste, programmateur et pédagogue comorien Mohamed Saïd Ouma ; le critique, chercheur et programmateur tunisien Ikbal Zalila ; la directrice du festival sud-africain Encounters, Mandisa Zitha ; et le programmateur et producteur mozambicain, né en République centrafricaine, Pedro Pimenta. Comprenant des films produits en Afrique du Sud, en Angola, en Éthiopie, au Mozambique, au Niger, au Kenya, au Soudan (Talking about Trees, de Suhaib Gasmelbari, 2019, proposé par El Tahri) et au Soudan du sud, ainsi qu’en Algérie (Dans ma tête en rond-point, d’Hassen Ferhani, 2015, programmé par Zalila) et en Tunisie, cette section a dessiné une cartographie esthétique du cinéma documentaire africain contemporain, mettant en valeur parallèlement la diversité de ses modes de production. 

Pimenta, figure majeure du cinéma mozambicain depuis la fondation de l’Institut national de cinéma en 1976 qui a participé au processus de formation du langage et des structures cinématographiques du Mozambique indépendant, a proposé deux films représentatifs des enjeux thématiques, formels et épistémiques de la production documentaire actuelle des pays africains de langue portugaise. Si Uma memória em três actos (2016), réalisé par le cinéaste mozambicain Inadelso Cossa, décristallise la mémoire du système colonial portugais en même temps que celle du processus révolutionnaire mozambicain articulant des archives, des témoignages et des images tournées au présent dans une mise en scène sophistiquée évoquant les processus mnémoniques, la cinéaste angolaise Kamy Lara Paula Agostinho suit, dans Para lá dos meus passos (2019), le montage du spectacle le plus récent de la Compagnie de danse contemporaine de l’Angola. Cossa et Lara interrogent de manière critique l’héritage colonial et anticolonial de leurs pays — y compris les formes filmiques de leurs cinémas révolutionnaires —, tout en affirmant la capacité du cinéma à transformer le présent.

La rétrospective « L’Afrique documentaire » a contribué au renversement critique des présuppositions admises sur le cinéma africain et des constructions hiérarchiques du rapport entre le Nord global et le Sud global sur le terrain formel, mettant en évidence l’hétérogénéité et la puissance esthétique (ainsi que politique et épistémique) de la production documentaire passée et présente du continent. À l’heure actuelle, quand le phénomène de l’esthétisation de la politique examiné par Walter Benjamin semble réapparaître avec d’autres variantes de discours, ce cycle a été une étape fondamentale pour l’établissement d’une généalogie plus riche, complexe et dialogique du cinéma documentaire africain, une généalogie qui montre son engagement intrinsèque au réel et sa profonde responsabilité éthique.

1 Tu nous regardes comme des insectes. Confrontation entre Sembène Ousmane et Jean Rouch, 1965. Dérives. Disponible sur : http://derives.tv/tu-nous-regardes-comme-des/ [réf. du 24 octobre 2022].
 2 Texte de présentation disponible sur : https://www.cinemadureel.org/sections/lafrique/ [réf. du 24 octobre 2022].
3 Barriendos, Joaquín. La colonialidad del ver. Hacia un nuevo diálogo interepistémico. Nómadas (Universidad Central de Colombia), 35, 2011, pp. 13-29, ma traduction.
4 Hooks, Bell. Une femme noire revient au cinéma (‘Vous souvenez-vous de sapphire ?’). Sarah MALDOROR: Cinéma Tricontinental (brochure de l’exposition). Paris : Palais de Tokyo, 2021, p. 12.
5 Mbembe, Achille. On the Postcolony (Studies on the History of Society and Culture). Berkeley, Los Angeles et Londres : University of California Press, 2001.
6 Deleuze, Gilles. Le Pli. Leibniz et le Baroque. Paris : Minuit, 1988.

Raquel Schefer est maîtresse de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle, cinéaste, programmatrice. Docteur en Études cinématographiques et audiovisuelles de l’Université Sorbonne Nouvelle avec une thèse dédiée au cinéma révolutionnaire mozambicain et au cinéma de Libération.