Le pouvoir et le réel
Filmer le pouvoir – les situations ou les gens de pouvoir – n’est pas autre chose qu’une manière parmi d’autres d’exercer notre pouvoir de filmer.
Et là comme ailleurs notre maître c’est le réel. Filmer est un pouvoir. Mais s’agissant du documentaire ce pouvoir se heurte à un pouvoir qui lui est bien supérieur, le pouvoir du réel. Cette confrontation entre notre volonté de maîtriser la réalité que nous filmons et notre recherche à travers elle d’un réel qui nous échappe est notre lot.
Histoire compliquée, histoire tordue car le réel n’est pas toujours là où l’on croit. Il en est peut-être de même pour le pouvoir.
Pour notre film Les Arrivants, nous avions choisi de filmer une réalité précise, celle de familles demandeuses d’asile débarquant à Paris dans un centre d’accueil d’urgence.
Au fur et à mesure que nous avancions dans notre travail, nos certitudes s’effondraient. Les images que nous filmions nous semblaient plates. La réalité que nous avions choisi de filmer montrait ses limites, sa banalité. Nous avions l’impression de ne plus rien voir. Face à cette perte, nous étions démunis et angoissés. Mais nous gardions la conviction que « quelque chose » était là, qui réclamait notre attention – mais quoi ?
Ce « quelque chose » exigeait que nous traversions les apparences telles qu’elles s’offraient à nous. Ce « quelque chose » exigeait que nous abandonnions nos certitudes, que nous acceptions notre cécité du moment, pour regarder ailleurs et autrement. C’est à partir de ce renoncement que nous avons pu découvrir ce que nous nommons le « réel du film ».
Qu’est-ce que c’était ?
Dans ce cas précis, ça se présentait comme un déplacement du regard qui prenait la forme d’un mouvement de caméra panoramique.
Nous étions venus filmer des demandeurs d’asile, c’était eux qui nous intéressaient. C’était eux notre sujet. Et voilà que notre regard-caméra se tournait sans que nous l’ayons vraiment voulu, vers les personnes chargées de les accueillir, de l’autre côté du comptoir.
Ce mouvement panoramique (qui allait devenir la forme centrale du film) ne montrait pas seulement le face à face entre arrivants et accueillants. Il dévoilait ce qu’il y avait entre eux : un espace, un abîme qui était aussi le lieu d’une possible rencontre. Dans cet espace quelque chose de ce que nous appelons « le réel du film » se donnait à voir.
C’était là que nous-mêmes devenions partie prenante, acteurs de ce que nous filmions, c’était là que les spectateurs trouveraient leur place pour ce film.
Il se trouve que cet espace (ce mouvement et l’intervalle qu’il décrivait) permettait d’éprouver en tant que cinéastes et/ou spectateurs, quelque chose de ce qui était vécu intérieurement par chacune des personnes en présence. Une distance s’établissait ainsi qui permettait de percevoir la réalité non plus de façon descriptive mais dans son épaisseur, sa complexité, ses contradictions.
Le réel dont nous parlons ici exige donc du cinéaste qui désire s’en saisir, une sorte de lâcher-prise. Saisir et lâcher dans un même geste…L’affaire n’est pas simple !
Là où le cinéaste de fiction peut dire : « j’ai le pouvoir puisque j’invente une histoire pour raconter ce que je veux », le documentariste dit : « je n’invente rien. Je suis tributaire d’un réel qui m’échappe. Mais j’entends quand même raconter ce que je veux. »
Et pour y parvenir il est prêt à assumer toutes les ruses possibles face à une réalité qui ne répond jamais tout à fait à son désir profond – désir que d’ailleurs il ne connaît pas tout à fait…
Pourquoi tant de complications ?
Mais parce que nous y trouvons notre compte ! Cette complication et la jouissance qu’elle provoque, bien plus que le voyeurisme dont on nous soupçonne parfois, constituent de façon subtile notre « perversion ».
En effet, il y a bien une sorte de perversion ou si l’on préfère de « torsion » propre au cinéma documentaire, qui a à voir avec l’ambition de ce cinéma-là.
En tant que documentaristes nous sommes écartelés entre deux exigences contradictoires : être le témoin de ce que nous voyons et en même temps faire de ce face-à-face une création. Le plaisir que nous prenons à filmer des situations et des personnes réelles est inséparable de la tension qu’engendre cet écartèlement.
Cette position « impossible » dans laquelle nous avons choisi de travailler, c’est notre trésor secret, c’est notre rapport intime à nous avec le pouvoir. C’est là que nous puisons l’énergie de traverser l’épreuve d’une réalité que par expérience nous savons être insaisissable et décevante.
Il nous faut la parcourir en tout sens jusqu’à en épuiser la surface, jusqu’à être capable d’en extraire les quelques pépites avec lesquelles nous la représenterons.
Et notre travail ne sera réussi que si cette représentation rend compte à la fois de cette réalité et de notre regard sur elle.
On pourrait dire que là réside la fine pointe de notre pouvoir : dans cette victoire – bien éphémère ! – de la représentation sur le réel.