Les lieux de la politique
Dominant le crépitement du feu et le bourdonnement d’une fanfare, une voix, off, annonce l’annulation du projet d’aéroport de Notre-Dame-Des-Landes. Prononcé le 17 janvier 2018, le discours du Premier ministre Édouard Philippe se traduit sur le terrain même de la lutte par la joie née d’une improbable victoire. Celle-ci n’est toutefois pas totale. En dépit de son titre triomphal, Notre-Dame-Des-Landes, la reconquête de Thibault Férié montre surtout le passage d’une forme de conflit politique à une autre, plus sourde. L’opposition laisse place à la négociation. Entendu que les terres demeureront agricoles, il convient désormais de définir le cadre légal et économique de leur usage. Démontrant au quotidien la potentielle vivacité des échanges non-marchands, les zadistes affirment que la terre est à ceux qui l’ont défendue et peut être gérée collectivement – remettant ainsi en cause la logique productiviste et les notions de propriété privée et d’héritage. Même si cela ne constitue pas les ferments d’un projet viable aux yeux de l’État et de la Chambre régionale d’agriculture, ces formes de vie développées dans l’illégalité ont fini par apparaître justes à nombre de citoyens. Le succès – au moins symbolique – des zadistes est indissociable de ce renversement de perspective : le garant de l’universalité de la loi et de l’intégrité du territoire qu’est l’État s’est transformé au fil des ans et des interventions musclées en une puissance d’occupation. Planant au-dessus du bocage, les hélicoptères de la gendarmerie sont devenus l’emblème d’une gouvernance hors-sol. À cet égard, la visite de la Z.A.D. par la préfète Nicole Klein, qui clôt presque le film, tranche à la fois sur les réunions officielles derrière portes closes, et sur les éléments de langage du ministre de l’Agriculture Stéphane Travert. À travers champs, un dialogue s’engage enfin, dont le but n’est plus la mise en conformité forcée d’une utopie, mais la prise en considération de ce qui s’invente sur place.
À l’instar de Notre-Dame-Des-Landes, la reconquête, Relaxe d’Audrey Ginestet laisse entendre dès son entame un discours officiel. Alors ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie clame à la tribune de l’Assemblée nationale que la démocratie ne saurait tolérer des expressions radicales et violentes. Un grand récit construit par l’État et abondamment relayé par les médias se met en place contre une hypothétique cellule terroriste d’ultra-gauche basée dans le petit village de Tarnac. Dix ans après le début de l’enquête, la cinéaste accompagne un groupe d’accusé.e.s réuni en vue de préparer un ultime procès. Le décorum judiciaire est ici ramené aux dimensions du quotidien. Sur la table du petit déjeuner, une motte de beurre sert à représenter les juges. Et ce sont les prévenus eux-mêmes qui se chargent à tour de rôle de l’interrogatoire. Un espace s’ouvre, qui permet à la fois d’élaborer avec minutie les déclarations de chacun, de se donner du courage et de risquer des contre-attaques virulentes. L’individualisation des charges et la solitude qui a pu en être la conséquence sont conjurés par ce prodigieux effort collectif. Car l’enjeu central est bien là : il s’agit d’apprendre ensemble à lutter contre la quantité démoniaque de paperasses qui aurait pu engloutir l’existence des membres du « comité invisible ». En entrelaçant ces séances d’entraînement avec un ordinaire notamment marqué par la joyeuse présence des enfants, le film suggère aussi avec force à quel point l’appareil politico-judiciaire s’est infiltré dans les vies – et ce jusqu’à les mutiler. Relaxe ne cherche pas simplement à montrer qu’il y a, derrière l’inquiétant portrait fait de la gauche, des hommes et des femmes semblables à n’importe qui. Il rend surtout sensible le fait qu’il est devenu insupportable aux yeux du pouvoir que ses sujets s’engagent dans des devenirs-imperceptibles. À l’heure où le fait de garder le silence n’est plus considéré comme un droit mais comme un acte suspect, le film accompagne le mûrissement en commun non d’un aveu, mais d’une authentique prise de parole.
Plutôt que d’une tentative de soustraction à l’autorité étatique, l’expérimentation relatée par Commune commune de Dorine Brun et Sarah Jacquet relève quant à elle d’un « changement de gouvernance ». À la faveur d’un renouvellement de l’équipe municipale, la petite ville de Saillans, dans la Drôme, développe des outils et des protocoles favorisant la démocratie participative. Aux sujets en apparence frivoles (la couleur des pots de fleurs qui décoreront les rues) ou secondaires (l’éclairage public nocturne) succèdent des dossiers plus épineux, exigeant la constitution d’une véritable expertise (ainsi du plan local d’urbanisme, qui détermine notamment quels terrains sont constructibles ou agricoles). Le film accompagne sur toute la durée du mandat cet investissement citoyen, laissant apparaître à l’occasion les frictions ou la fatigue que cela peut entraîner. La chronique ne suffit toutefois pas à donner forme à cette expérience à la fois quotidienne et longue. Les cinéastes investissent la salle du conseil municipal, invitant les habitants à prendre place dans le fauteuil du maire. La diversité des témoignages ne manque pas d’intéresser, mais c’est peut-être le dispositif en tant que tel qui retient le plus l’attention. D’une part, parce qu’il dépersonnalise un lieu du pouvoir, le rendant accessible à ce « n’importe qui » qui constitue le véritable sujet de la démocratie. D’autre part, parce qu’il trahit une limite du cinéma. L’artifice de cette prise de parole vient en effet compenser la nature anti-spectaculaire et laborieuse du travail politique ordinaire. Ces moments réflexifs sont ainsi l’occasion de ressaisir des processus complexes et presque trop discrets pour la caméra – ou, du moins, pour la structure usuelle d’un film documentaire. Ce n’est pas uniquement que la lente recherche d’une « solution grise » acceptable par la majorité constitue un matériau trop peu dynamique, c’est aussi qu’il faudrait replacer ces délibérations dans les contextes qui les motivent : les lieux de vie de chacun, où se construisent les sensibilités. La défaite de la liste « participative » au scrutin suivant a valeur de rappel : même si les locaux de la mairie se sont ouverts à tous, des affects politiques ont continué de mûrir ailleurs.
Ronds-points déserts, zones dominées par les architectures métalliques de l’industrie, maigres filets de manifestants s’écoulant dans des rues indifférentes : Les Voies jaunes de Sylvestre Mintzer semble d’abord se situer dans l’après-coup de l’évènement, à l’heure où il ne reste plus que les récits. Les voix qui portent ceux-ci, toujours traversées par l’enthousiasme de la lutte, ne conjurent pas l’absence des corps – dans les paysages comme à l’image –, mais tendraient plutôt à l’accuser. Du Havre à Marseille, le film n’enregistre pourtant pas un retrait, moins encore une défaite. Parce que la cinéaste veut voir dans le jaune des fleurs qui s’élancent des champs et des bas-côtés le signe d’une persistance. Et parce qu’elle construit, de témoignage en témoignage, la possibilité d’un à-venir aux « Gilets jaunes ». Le mouvement souterrain qui anime Les Voies jaunes est bien celui d’une convergence, les paroles se coulant les unes aux autres à la manière des rivières gonflant le fleuve. La remémoration échappe au ressassement mélancolique pour devenir élan, jaillissement. Le montage des entretiens opère ainsi à un double niveau : il précise, ramifie et complexifie une pensée immanente à ce moment historique, le sursaut vital ou le rejet pur de la politique instituée se dépliant jusqu’à l’évocation de formes de solidarité plus construites. Et il rend sensible des cheminements matériels liés à des territoires et des conditions sociales d’existence. « Je sortirais bien mais je peux point, pas de gazole », condense admirablement le premier témoin. À sa suite, un peuple partant des docks et des champs, des bars et des bibliothèques, des villes petites et grandes, se sera néanmoins constitué. Si, centralisation oblige, la grande scène finale est parisienne, l’espace symbolique que constitue la place de la République en ressort transformé : il ne recouvre pas la pluralité des lieux de vie, mais apparaît pleinement comme l’endroit où la multitude se rencontre et s’affirme comme puissance politique.
Boum Boum de Laurie Lassalle débute précisément là où Les Voies jaunes s’achève. Davantage qu’un film de place, il s’agit toutefois d’un film de rues, qui se fait en marchant et en parlant. L’énergie des plans naît bien souvent du cheminement parallèle de l’action et de la pensée. Non plus voué à la circulation anonyme et marchande, l’espace urbain est investi par des gens qui, sans se connaître, se reconnaissent. La fonction du gilet jaune est détournée et en même temps pleinement accomplie : de simple signal, il devient la manifestation du commun. La cinéaste enregistre cette jubilation des rencontres improbables, impossibles mêmes hors de cette scène politique dont la puissance se mesure au brouillage des déterminations socio-économiques. Le film témoigne de ce point de vue d’un goût certain pour l’oiseau rare : ici un arrière petit-fils de Franc-Tireur Partisan, là un apôtre du « providentialisme ». C’est qu’il n’est pas uniquement question de recueillir des paroles « justes », ou du moins ajustées à ce que pense la réalisatrice, mais de capter dans une même ferveur différends idéologiques et solidarités spontanées. Blessé à la joue par un tir de flash ball, un homme assis sur le macadam pointe soudain du doigt Laurie Lassalle, « la petite avec qui il a parlé tout à l’heure ». Le témoin s’est fait camarade par le mouvement même qui aura rendu indissociable le geste de filmer et de manifester. L’histoire d’amour entre la cinéaste et Pierrot ne fait que porter à un plus haut degré d’intensité ce moment où des corps se retrouvent traversés aussi bien par la puissance du nombre, la violence de la répression que par la grâce des rencontres. Trouant l’organisation spatiale du pouvoir, la politique invente alors ses lieux.