L’image ne prouve rien
De quelles “images” parlons-nous ?
Le débat autour de la loi dite de sécurité globale nous renvoie à cette question essentielle, pour nous cinéastes mais aussi pour tout un chacun : Qu’est-ce qu’une “image”? Et comment penser le rapport entre l’image et la politique ?
Question complexe, question piège.
Il y a une manière de présenter les choses qui tend à nous faire croire qu’il y aurait d’un côté les images qui sont détournées au profit d’un pouvoir sous quelque forme qu’il se présente, pouvoir commercial, pouvoir policier, pouvoir médiatique, pouvoir politique, des images utilisées, confisquées par les pouvoirs, et donc en un sens des images fausses.
Et d’un autre côté il y aurait nos images, supposées être des images libres, des images des autres, des images du peuple et donc des images vraies.
Présenter les choses ainsi n’est pas seulement une manière un peu trop simple d’opposer un camp à un autre. Cela revient surtout à privilégier, à exagérer, l’importance des images en elles-mêmes, comme si comptait plus que tout leur « contenu », ce qu’elles montrent, ce qu’elles prouvent.
Et cela ne me semble, en tout cas du point de vue du cinéma, ni juste ni vraiment politique.
Ce qui à mon sens est politique ce n’est pas tant ce que montre l’image que ce qui est visé par et à travers elles, ce qu’elle dit. Et ce que l’image dit ne concerne pas seulement l’émetteur mais aussi le récepteur, pas seulement la façon dont elle est fabriquée, mais aussi la façon dont elle est reçue.
On le voit par exemple dans certaines campagnes publicitaires actuelles dans le métro parisien ; ce qui saute aux yeux, ce sont les multiples contradictions du message : il faut à la fois consommer et ne pas consommer, produire sans limite et sauver la planète, rêver et ne plus rêver… l’effet est troublant. Il ne s’agit plus tant de séduire l’imaginaire, que de parasiter les esprits, pour finalement nous convaincre que le monde est “comme ça” et qu’il n’y en a pas d’autre.
Contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire je pense que l’image en réalité ne prouve rien.
Pas plus que le mot ne nous donne la chose qu’il désigne, l’image n’est réductible ou équivalente à ce qu’elle montre. Et comme les mots (sans lesquels il n’y a pas de parole humaine), les images, quelles qu’elles soient, peuvent dire le vrai, comme elle peuvent dire aussi le faux.
L’image peut mentir. C’est même par cette faculté qui lui est consubstantielle que l’image porte paradoxalement en elle, et cela de façon indélébile, la question du vrai.
L’image, nos images, n’appartiennent pas seulement à l’ordre des choses. Elles font partie du réel, ce sont des objets bien sûr, mais ce ne sont pas seulement des objets.
De la même façon que les mots, les images appartiennent au monde du langage, de la parole, du symbole. Elles sont l’expression d’une sensibilité, d’une subjectivité singulières. C’est en cela qu’elles ont un pouvoir, en cela qu’elles sont puissantes.
Comme chaque fois qu’il s’agit de censure, quand il est question d’interdire par la loi certaines images et plus clairement encore quand il est question de créer un délit « d’intention malveillante » concernant leur diffusion, ce n’est pas l’image en tant que telle, ce n’est pas la chose qui sont visées.
Ce qui est visé aujourd’hui dans la loi dite « sécurité globale », ce n’est pas seulement les images de policiers dans l’exercice de leur fonction, les images en tant que telles, des images qui rendraient visible ce qui ne doit pas l’être, des images qui prouveraient quelque chose.
Ce qui est visé c’est notre faculté, en tant que cinéastes, de rendre ces images signifiantes, de les rendre parlantes, par le fait de les articuler entre elles, dans un certain ordre et une certaine durée, en les nouant avec d’autres images et d’autres sons.
Ce qui est visé c’est notre faculté d’exercer de cette façon particulière un réel pouvoir, le pouvoir de créer chez les spectateurs des émotions, le pouvoir de susciter une réflexion critique, de générer de la pensée, de produire du sens.
Ce qui est visé ce n’est pas la chose, c’est l’image en tant qu’elle est vivante, en tant qu’elle représente, ce qui est visé c’est l’art, c’est l’esprit.
De quelle image parlons-nous ? De cette image rendue vivante par l’acte créateur du cinéaste. Et cette image n’est en rien une preuve de quoi que ce soit. Elle n’est la preuve de rien, pas même de cette réalité qui ne cesse de lui glisser entre les doigts et qu’elle est censée documenter.
C’est en cela que les images, si nous le voulons, sont d’une certaine façon libres. Elles se distinguent de ce qu’elles montrent, c’est de cette façon aussi qu’elles parlent.
Pour parler vraiment, encore est-il nécessaire qu’elles soient entendues par celles et ceux à qui elles s’adressent.
Et puisque, même parlantes et entendues, les images peuvent encore dire le faux comme elles peuvent dire le vrai, il ne suffit pas qu’elles soient entendues ni même comprises. II faut aussi, et cela d’une façon plus profonde et plus mystérieuse, d’un sujet à un autre sujet, qu’elles soient éprouvées dans leur polysémie, dans leur complexité, quelles soient crues.