Mosco Lévi Boucault. Au-delà des apparences
Je vous le dis, vous êtes des dieux, des enfants du Très-Haut. Ps 82, 6
Il est difficile de résumer en quelques pages l’œuvre de Mosco Lévi Boucault et, en fin de compte, cela n’est guère utile : elle est connue non seulement par sa valeur, par les critiques qui l’ont saluée, par les prix qui l’ont récompensée, mais aussi par les polémiques qu’elle a suscitées en plusieurs occasions, par exemple avec Des « terroristes » à la retraite (1985), film frappé pendant deux ans de censure en raison de l’hostilité du PCF et dont la narratrice n’est autre que Simone Signoret, ou Mémoires d’ex (1991) qui provoqua lui aussi de violents débats pour des raisons similaires. Peut-être vaudrait-il mieux exposer ce que j’y perçois et pourquoi elle me touche tant, moi qui ai eu la chance de voir son auteur au travail ces dernières années.
Avant tout, j’aimerais mentionner la constante que j’y lis, à savoir une profonde soif de vérité. Et pas seulement la vérité qui anéantit le faux, distingue le réel de la fiction, les faits de la propagande, mais aussi, surtout, la Vérité qui résiste en chaque homme malgré les tentatives que lui-même et ses semblables déploient pour l’étouffer. De film en film, Mosco dénonce et répare l’injustice, menant des enquêtes dans le présent comme dans le passé afin de rendre à chacun – essentiellement aux réprouvés, aux oubliés, aux démunis, aux humiliés, aux étrangers – ce qui lui est dû : son honneur, sa dignité d’homme. Pourtant, en se bornant à ce fil rouge et en se contentant de dresser la liste des thèmes qui le déclinent – le PCF, la mafia de Corleone, les manœuvres corruptives de Silvio Berlusconi (Berlusconi, Affaire Mondadori), les années de plomb, la misère d’une ville dégradée, etc. –, l’on rate ce qui constitue à mes yeux l’originalité de ce travail : les visages, les voix, les êtres, les figures, mieux, les portraits qui y correspondent.
Ainsi, la dénonciation que porte Des « terroristes » à la retraite (le sacrifice en 1944 par le PCF des résistants juifs et étrangers du F.T.P – M.O.I. (1), chapeautés à Paris par le poète arménien Missah Manouchian) est indissociable, pour moi, de ses personnages, en particulier de Charles Mitzflicker que l’on voit, à son comptoir de tailleur, lâcher ses gros ciseaux et tirer d’un sac en plastique un pistolet, qu’il brandit pour mimer sa première tentative d’attentat contre l’occupant allemand. Il pointe l’arme comme ce jour-là, puis recule et répète ce qu’il avait dit alors à son « instructeur » : « Comment veux-tu que je tue un homme ? Il ne m’a rien fait ! » Le voici dans les rues de Paris, feignant d’allumer une bombe avec sa cigarette, puis, de nouveau dans son atelier, livrant des réponses ponctuées de « Monsieur » au réalisateur qui l’interroge, avant de fondre en pleurs à l’évocation des membres de sa famille tués par les nazis. C’est sur ses sanglots et sur son visage caché derrière ses mains, d’ailleurs, que se conclut le film, comme si la détresse d’un homme à nu l’emportait sur tout propos, qu’il fût impossible d’en dire plus. De même, Ni travail, ni famille, ni patrie (1993), documentaire qui forme le pendant du précédent, est indissociable, à mes yeux, d’un Charles Michalak, l’artificier de la brigade F.T.P. – M.O.I. de Toulouse, et de ses propos malicieux : « Pendant la journée, je suis le petit jardinier. Pendant la nuit, je suis le bombier. »
Mémoires d’Ex, ce sont aussi, d’abord, des hommes confrontés à la trahison du PCF après la signature du pacte germano-soviétique et en raison de luttes de pouvoir internes. C’est Jules Fourrier lisant tout haut son nom sur la « Liste noire des espions, traîtres, renégats, suspects et agents de la Gestapo exclus du parti communiste et des organisations ouvrières » dressée en 1943 (Debout les damnés). « Jules Fourrier, traître, vendu à la police », prononce ainsi d’un ton amer l’ancien député de la Seine, l’ancien résistant, livré cette année-là à la vindicte et à une possible exécution, lui qui avoue avoir préféré à sa famille le Parti, cette machine à broyer, et l’avoir payé cher ne serait-ce que par le divorce et l’éloignement de ses enfants. Et Lucien Hérard, le professeur à la langue si élégante, qui reçoit poliment dans le jardin de son pavillon Adrien Langumier, le camarade qui l’a « chargé » au moment de son exclusion, avant d’être exclu à son tour…
Des hommes. Ceux du passé et ceux du présent, à la recherche desquels Mosco nous emmène dans un monde qui ressemble tant aux girons dantesques de l’Enfer qu’on croit entendre le poète-guide nous souffler à l’oreille :
Il faut laisser ici toute peur douteuse, toute lâcheté ici doit être morte. Nous sommes venus au lieu où je t’ai dit que tu allais voir les foules douloureuses. (2)
Les « foules douloureuses », bien sûr, et le guide – policiers, magistrats, journalistes, menant des enquêtes aux allures faussement classiques, il ne faut pas s’y tromper. Ainsi, Un corps sans vie de 19 ans (2007) retrace le parcours de la jeune Ginka Trifonova depuis son village natal de Bulgarie jusqu’à la rue du XIXe arrondissement de Paris où un drogué la tua, en novembre 1999, pour cent-cinquante euros. Tout en dénonçant les filières de prostitution des filles de l’Est, le film accomplit le tour de force de doter ce fantôme de chair et de sang, de brosser le portrait d’une gamine naïve, crédule, qui, se trouvant trop à l’étroit chez elle, tombe dans les filets d’une organisation criminelle et finit par se prostituer par amour pour un proxénète albanais, Armando, qu’elle ne verra pourtant que de rares fois. « Aujourd’hui moi beaucoup beaucoup triste, parce que Armando pas ici », écrit-elle dans son journal intime, en Belgique, le jour de ses dix-neuf ans. Et plus tard, toujours à propos du maquereau : « Quand je suis séparée de mon soleil, je me sens si seule, car je l’aime très très fort et veux être avec lui éternellement », le tout ponctué de cœurs roses. La victime parfaite. Une amoureuse, une étrangère, une égarée, une petite sœur, une martyre.
Bien plus loin, à Philadelphie (La Fusillade de Mole Street, 1997), l’inspecteur David Baker nous précède dans le quartier peuplé d’Afro-Américains où le jeune Safeeq, adolescent brillant et sans histoires, a été tué par balle. Résigné devant le mutisme de témoins craignant des représailles, mais pugnace, il explique : « On ne peut pas stopper le crime, il est là depuis Caïn et Abel. Tant que vous aurez des hommes avec et des hommes sans, vous aurez toujours un prédateur au milieu. » Et regarde défiler dans son bureau des délinquants au physique d’enfant jusqu’à ce que Danny Devine, 20 ans, avoue avoir tiré « par erreur » sur Safeeq, qu’il connaissait et aimait « comme un cousin », lors d’un règlement de comptes avec d’autres dealers.
Hébété, Danny se confie ensuite à Mosco, qui a obtenu de s’entretenir en tête à tête avec les suspects tout au long de l’enquête, et raconte la solitude, l’abandon à l’âge de six ans, après la mort de sa mère, la dérive. « Où es ton toit ? » lui demande Mosco. Il répond tout bas : « Un ami qui me laisse dormir sur le canapé et qui garde mes vêtements. » Pourquoi se livre-t-il ainsi ? Pourquoi en éprouve-t-il seulement le besoin ? Parce qu’il comprend que son interlocuteur a suspendu tout jugement, qu’il le regarde au-delà du masque que chacun revendique ou subit sur la grande scène de théâtre qu’est le monde, comme l’a si bien écrit Shakespeare – ici le masque de « meurtrier », de « dealer » ou de « drogué ». Dans la vérité nue, jaillit en Danny le christ qui l’habite, à savoir ce lieu métaphysique, l’âme, où la Conscience universelle, Dieu, s’incarne et réside. Derrière le masque, derrière la personne : l’Être. Danny est passé presque malgré lui sur l’autre rive, la mauvaise rive, certes, mais doit-il pour autant être banni de la communauté humaine ?
La même question et les mêmes sentiments me saisissent devant Abé, jeune Ivoirien illettré ayant tué un policier, sous l’emprise de l’héroïne, dans Un crime à Abidjan (1998), film où l’on découvre aussi les méthodes musclées du commissaire Kouassi. « Qui a voulu ça ? » demande Mosco au garçon dans la prison où il est incarcéré. « C’est moi-même. Personne ne m’a forcé. Même la drogue, personne ne m’a forcé à fumer. C’est donc moi qui ai voulu ça », répond Abé avec une lucidité impressionnante, comme s’il ne réclamait qu’une chose : être re-connu par ce regard qui ne juge pas, qui voit au-delà des apparences. Il le sait : une fois condamné à perpétuité, « tu n’es plus un homme ». Pourtant, Kouassi le terrible, mais le juste, insiste pour lui serrer la main, après la reconstitution du meurtre de son ami. « L’enfer, c’est les autres », a écrit Sartre. Voyons, c’est tout le contraire ! L’enfer, c’est être séparé des autres, mieux, penser en termes d’autres, et non d’unité dans la diversité.
Et encore, Annie, qui surgit presque par hasard dans Roubaix, commissariat central, affaires courantes (2008), où l’on suit le quotidien du commissaire Haroune et du lieutenant Auverdin au détour de rues qui respirent la misère. Annie, entraînée dans un crime sordide – le meurtre, pour trois fois rien, d’une vieille dame, voisine d’une triste courée où l’on boit et se drogue – par amour de la belle Stéphanie, finit par craquer devant les enquêteurs. Mais elle ne cessera de protéger celle qui n’a pas hésité à la « donner », à la « charger » : pour elle, la vérité a l’étrange parfum de la naïveté. « Il est inutile qu’on mente… lance-t-elle à sa complice lors de la reconstitution du crime, il faut aller jusqu’au bout… on a fait une connerie… Steph… dis la vérité. » Ne confiera-t-elle pas, le lendemain, cet espoir fou aux policiers : « Maintenant qu’on a tout dit, on ne va pas nous séparer ? » Annie. À mes yeux, comme Danny, comme Abé, un christ.
Si la vérité paraît libératoire à chacun d’eux, c’est parce qu’elle est la condition même d’une forme de rédemption, de rachat, auquel aspirent la plupart des êtres humains. Tel est le cas des cinq anciens tueurs de la mafia qui témoignent pour la première fois devant une caméra dans Corleone (2019). Tout en racontant les « guerres de mafia » qui ont ensanglanté la Sicile des années soixante au début des années quatre-vingt sous l’impulsion de Totò Riina, ces « collaborateurs de la Justice » – en italien pentiti, mot qui signifie « repentis » et qui prend là tout son sens (3) – tentent d’expliquer comment ils sont devenus des tueurs. « Après chaque meurtre, raconte Francesco Anzelmo, j’entrais dans une église pour me confesser à Dieu puisque je ne pouvais le faire à personne. Je demandais pardon de ce que j’avais fait. Je n’arrive pas à expliquer cette contradiction. […] Vous savez, nous étions de vrais bouchers. J’en ai la chair de poule quand j’y pense. Et tout ça, on l’a fait pour Totò Riina, c’est sidérant. » Et Giuseppe Marchese : « Quand j’y pense… Est-il possible que personne n’ait compris que Totò Riina n’agissait que dans son seul intérêt ? Je repense à cette période et je me dis : Bordel de merde… pas un n’a survécu. »
Ces témoignages glaçants, comme ceux de l’ex-procureur Ayala, de l’ancien commissaire Accordino, du journaliste Cusimano et de la photographe Letizia Battaglia, tiennent lieu de fil rouge dans le film, où une narration à la première personne du pluriel se substitue à la voix de Mosco. Comme dans un chœur antique, le « nous » évoque ici l’indignation, la rage, la tristesse et l’horreur, et met à distance le crime mûrement pensé, prémédité, organisé.
C’est aussi un « nous », prononcé cette fois par une représentante de la gauche italienne classique, que Mosco choisit pour raconter Ils étaient les Brigades Rouges (2011) qui retrace l’histoire du groupe armé, en particulier de l’enlèvement et de l’exécution d’Aldo Moro, en 1978, à travers le témoignage de quatre membres d’un commando de dix : Mario Moretti, Valerio Morucci, Raffaele Fiore, Prospero Gallinari.
Ce film valut à son auteur les foudres de la presse italienne : donner la parole aux « bourreaux » lui semblait en effet non seulement inconcevable, mais aussi répréhensible. Ça l’eût été, en vérité, si les bourreaux en question n’avaient pas payé, ou ne payaient pas alors, le prix de leurs actes par de lourdes peines de prison, s’ils s’exprimaient devant la caméra en cavale, dans un exil d’Amérique du Sud ou d’ailleurs. Et cela ne signifiait en aucun cas les excuser. Mais, dans un pays qui, contrairement à l’Allemagne, n’a pas effectué de travail de mémoire collective après la chute du fascisme, découvrir que les brigadistes étaient des Italiens comme tant d’autres, d’anciens militants communistes et syndicalistes, des ouvriers, des intellectuels, était peut-être, effectivement, choquant. Et ce, même si les quatre hommes reconnaissent ici leur échec : « Nous avons perdu, constate Prospero Gallinari. Nous avons risqué nos vies, nous avons été lourdement condamnés et de nombreux camarades sont morts. […] Voilà ce que devraient faire les hommes politiques et les médias : tenter de comprendre ce qui s’est passé dans notre pays, comprendre pourquoi. »
Comprendre pourquoi, c’est exactement ce à quoi s’emploie Mosco dans ce documentaire et, pourrais-je dire, dans toute son œuvre. Comprendre le monde, le passé et le présent, en regardant chaque homme, chaque femme, au-delà du masque, en suspendant son jugement lorsque cela est nécessaire.
Dans l’appartement loué pour l’occasion, où Mario Moretti, chef du commando des BR, s’exprime face à la caméra, une petite étagère rompt la nudité des murs blancs. Avant de filmer, Mosco y a disposé quelques cartes postales en guise d’ornement. Elles risquent de passer inaperçues tant elles sont petites, ou d’être considérées comme un détail anecdotique. Ce serait bien dommage, car il s’agit des représentations des autoportraits les plus célèbres et les plus beaux de Rembrandt. Rembrandt, le peintre, le portraitiste, qui voyait au-delà des apparences… Une étrange coïncidence, un raccourci fort éloquent.
(1) Francs-tireurs et partisans – Main-d’œuvre immigrée.
(2) La Comédie, Enfer, III, 14-18, traduction de Jean-Charles Vegliante, Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1995.
(3) Le phénomène judiciaire du pentitismo, qui consiste à accorder aux mafiosi un allègement de peine, notamment sous forme d’une nouvelle identité, en échange d’une collaboration avec les magistrats et une mise à la disposition de la justice pour tout procès requérant leur témoignage, a fait du célèbre Maxi-Procès (1987) un succès pour la Justice à travers le témoignage de Tommaso Buscetta.