Préoccupation Palestine
Palestinien-ne-s n’importe où, nulle part Palestine. Et nous sommes au milieu, qui est une faille, une déchirure, un abîme – Israël-Palestine. Si le peuple palestinien est anywhere, out of the world est la Palestine. Opposer au brutalisme de l’occupation ce qu’il y a avant, autrement dit la préoccupation, c’est penser ensemble le souci du cinéma et celui de la Palestine, ces deux pays différemment occupés qui à distance forment les deux pans d’un « dépays » redoublé. Alors on pourra autrement penser en désamorçant les oppositions fatales. On pourra enfin les trianguler, en pansant d’un côté les blessures d’un contrechamp amputé, de l’autre en rappelant que le hors-champ est une idée éborgnée quand son manque à être est un charnier.
Aux distraitement désespéré-e-s que nous sommes
« La résistance, en lutte avec le présent, existe déjà, ignorée même d’elle-même. »
(Franco Fortini, Les chiens du Sinaï,
éd. Albatros et Cahiers du Cinéma, Coll. « Ça/cinéma », 1979, p. 17)
Palestine nous dépayse (Nakba, année zéro)
Le peuple palestinien est de partout depuis la catastrophe, l’exode de 1948 – Nakba, année zéro.
De partout, la catastrophe palestinienne et son exil aux quatre vents dispersé, diaspora mondiale et camps de réfugiés, territoires annexés par Israël contre la résolution 181 de l’ONU, Al-Qods et Cisjordanie occupés depuis 1967, plateau syrien du Golan et bande de Gaza. La Palestine, elle, reste encore à venir, ce reste qui l’est déjà en travers de la gorge. Si la maison existe, c’est alors au titre de la métaphore (bayt dit en arabe à la fois la maison et l’unité métrique minimale de la poésie orientale), c’est-à-dire d’un transport en commun dont la mobilité nomade est une affaire de cœur et d’exil, sans assignation identitaire ni frontière territoriale – d’exterritorialité. La Palestine a son réel en lambeaux, dilacérée, et si elle nomme aussi un non-lieu, c’est également pour qualifier l’impunité des criminels de guerre qui s’acharnent avec fureur à en effacer le nom de la surface de la Terre.
À l’orient, un fragment de Novalis : « Le paradis est dispersé sur toute la terre, c’est pourquoi on ne le reconnaît plus. Il faut réunir ses traits épars, rendre de la chair à son squelette. Régénération du paradis ». Si la Palestine est un nom de paradis, son enfer est signé dans la férocité de ses biffures.
La Palestine est un « dépays » (Chris. Marker). La Palestine fait notre dépaysement, nous dépayse. Elle creuse en nous le dehors où librement nous nous déplaçons avec l’esprit du tireur qui, comme l’a marqué Chris. Marker, a la politesse de l’arc davantage que la volonté de la flèche. Le dépaysement décrit ainsi l’estrangement dans nos appartenances, la nomadisation dans nos identités.
Nous qui sommes d’ici savons être d’ailleurs aussi, la solitude peuplée de tous ces autres qui sont nos hôtes et dont l’absence évide notre présence, endeuillés que nous sommes depuis la naissance, depuis des temps qui l’auront précédée et dont notre présent est gros en pesant si lourd sur notre dos. Le dos est un bouclier qui protège, c’est aussi un miroir. C’est ainsi qu’Atlas peut rejoindre Athéna.
Aucun rapport ? Aucun, sinon celui des reconnaissances imaginaires, appariements contre tout testament choisis, affinités électives. Des adoptions plutôt que des adaptations (il faut opter pour l’adoption, politiquement) : des « philiations » (Marie José Mondzain). C’est-à-dire des relations qui n’ont pas le sang ou la famille pour transcendantal ou condition mais la philia, l’amitié et sa politique. La cinéphilie lie aussi adoption et amitié pour les films – toujours une « ciné-philiation ».
Dire « Il n’y a pas de rapport », c’est souvent vouloir signifier « Circulez, il n’y a rien à voir ». L’énoncé est injonctif, on en dégaine la rengaine, le commandement est policier. On redira encore qu’un rapport n’est en rien synonyme d’une identité sans reste entre des termes hétérogènes, mais leur entre-deux examiné avec respect, même si l’on sait descendre dans la mine et y sentir le grisou.
L’égalité n’est pas alors de l’ordre de l’équivalence abstraite, mais concrètement oblige à l’oblicité. La barre oblique évite les amalgames, elle trace une ligne de fuite, diagonale à tout confusionnisme.
1948 – en pire (moins opposer que trianguler)
Que nous arrive-t-il alors depuis le 7 octobre 2023 ? Ce qui nous arrive depuis 1948 – mais en pire.
Ce qui a précédé notre naissance s’est en effet empiré. Le siècle dernier, on nous le vend encore comme celui des décolonisations. 19ème siècle fini, fermez le ban. Il aura été en vérité celui des dépendances réinventées (le néocolonialisme en Afrique, dans les Caraïbes, en Océanie) et des prolongations coloniales (avec Israël). De ce siècle-là, impérialismes rivaux et capitalisme fossile, nous ne sommes pas encore sorti-e-s. Qu’y pourrait donc le cinéma ? Peu. On connaît le fameux tiercé godardien au sujet du très faible (mais non moins réel) pouvoir du cinéma, qui est la réécriture à l’époque des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de la triade politique de l’abbé Sieyès à propos du tiers-État : « Qu’est-ce que le cinéma ? Rien. Que veut-il ? Tout. Que peut-il ? Quelque chose » (3A, « La monnaie de l’absolu »). Le tiers exclu revient dans le jeu en bousculant l’ordinaire des oppositions et des dualités habituelles, et n’y revient qu’en vertu de ses puissances, qui sont des impuissances. Le cinéma ne peut pas beaucoup ; par contre il peut ne pas – s’abêtir, s’avilir.
« Pouvoir ne pas » et non « ne pas pouvoir » dit alors l’autre côté de l’impuissance, une puissance de-ne-pas et celle-ci a la vergogne pour synonyme, qui va avec la justice nécessaire à s’immuniser contre tous les activistes du pire qui n’ont pas d’autre volonté, eux, que de tout foutre en l’air.
Depuis les Grecs, honte (aidôs) et justice (dikè) sont liées. Ne pas se libérer de la honte mais la libérer pour accomplir la justice est selon Giorgio Agamben la grande leçon de Franz Kafka. La honte abolie fait l’injustice du vainqueur à qui revient la plus grande part de faire la paix. Le cinéma, lui, n’a que des pactes à offrir, les prodromes d’une paix qui, ailleurs, vient tant à manquer.
Le tiers exclu peut également être décrit comme un parasite mais au sens précis qu’en a prescrit Michel Serres, c’est-à-dire qu’il nous instruit que le tiers a pour vérité d’être de toute relation le refoulé. C’est le bruit de fond dans toute information. La Palestine est un tel bruit de fond, qui est de douleurs exacerbées et d’indignité à vouloir empêcher d’en nommer les criminelles raisons. Le bruit de fond qui remonte de tout l’être quand le vide qui le rend possible s’emplit de néant est si fort qu’il réduit au silence aussi, qui est tout ce que nous redoutons comme un vers d’Emily Dickinson l’a dit.
Tout rapport tiendrait alors à rétablir la vérité du tiers, occultée. Le tiers exclu est toujours inclus en réalité. Dès qu’il y a opposition, il faut trianguler, on peut ainsi faire bouger les lignes des systèmes d’information. C’est à cet endroit que se joue, cruciale, la valeur dialectique du montage. Qui consiste à accoler deux éléments hétérogènes pour en faire advenir un troisième, dans le dépassement des ressemblances imaginaires, dans l’épreuve assumée des antagonismes réels et dans l’accomplissement des relations symboliques qui ne sont opératoires qu’à partir d’un manque qui leur est commun. Le tiers exclu est un déjà-là virtuel, qui manque à être réel. C’est le cinéma appauvri par l’embourgeoisement du cinéma d’auteur et la capture des industries culturelles. C’est la Palestine dont le nom a pour compte les cadavres par milliers et n’importe qui, où qu’il se trouve, se proclamant sur le fondement décisionnaire de son seul désir le gardien de leur mémoire profanée.
Il y a tant de films mais si peu de cinéma, ce spectre que beaucoup d’entre eux voudraient conjurer en se pliant à la facture salée des simulacres. Il y a des Palestiniens mais qu’ils disparaissent sous la dénomination d’Arabes israéliens. Israël a pour nom secret, maudit car mal dit, celui de Palestine. Si le temps est hors de ses gonds, c’est qu’il n’est pas (ou plus seulement) un équivalent numéraire du capital. C’est qu’il y a fantômes et fictions faisant hantise d’une terre dévastée qu’il reste encore à documenter, transversalement à la rivalité, furieuse et mimétique, des eschatologies nationalistes.
1948, année de la Nakba. Relisant Constantin Zureik, l’historien syrien qui en a introduit le concept, le romancier libanais Elias Khoury a dit aussi qu’elle est toujours en cours, en fait n’a jamais cessé.
T’occupes ! (Gaza gaze)
La Palestine est nulle part, pourtant Gaza est partout – Gaza Gaze. La gaze y trouve d’ailleurs son origine étymologique, dans une longue et riche tradition de tisserands gazaouis. Gaza ? Le chant le plus cruel d’une rhapsodie palestinienne déchiquetée, oratorio, ostinato. Le tissage est un métier à rapiécer sur le fil de sang et de fer des cicatrices, peaux couturées, ventres ouverts, organes mutilés.
Gaza partout – Gaza oui. Quand bien même chaque cadavre d’adulte et d’enfant hurle le contraire. Gaza est un nom dans le nom, le cri le plus aigu venu du ventre affamé de Palestine. Eyeless in Gaza and anywhere. Les Gilets Jaunes ? Aucun rapport. Oui, mais… Les Gilets Jaunes ont rencontré le réel d’un devenir-palestinien planétaire, avec leurs yeux crevés pour servir l’omelette jupitérienne.
« T’occupes ! » nous serine-t-on à longueur d’ondes et de journées. Là-bas, on occupe, on meurtrit ; on l’est aussi, ici. On voudrait répondre alors au brutalisme de l’occupation israélienne par la préoccupation de la question palestinienne, qui est un souci de justice quant à ses victimes, les vaincus de l’Histoire dont l’Ange de Walter Benjamin a le souci. En hébreu, cela se dit tikkun olam.
Fermer les yeux de l’oppression qui sidère, quand bien même ces yeux-là ont les paupières coupées.
Israël occupe, incarcère, colonise, brutalise. Israël est un État comme un autre, il veut être seul. Alors que l’on sait qu’il faut être au moins deux pour faire advenir la troisième personne qu’il y a entre eux. Ici l’occupation préoccupe, elle fait notre souci au nom de la seule tradition dont on se réclame, celle des opprimé-e-s. La préoccupation (palestinienne) – avant l’occupation (israélienne). L’occupation dit ainsi la prise (le verbe capere) devant (le préfixe ob), la préoccupation ce qu’il y a avant toute prise. L’occupation est une capture, un accaparement. Une possession qui exproprie.
La Palestine, et Gaza en acmé, le paroxysme de ses blessures assassines nous envahit l’être et l’âme. Comme le Vietnam hier et on pourrait lui adjoindre tant d’autres pays, ainsi le Liban et l’Algérie. Leçon du caméra-œil, même éborgné. On répond alors à l’invasion, à toutes les invasions, en répondant d’elles, dialectiquement. Plutôt qu’envahir, notre pente va à se laisser au contraire envahir.
Gaza nomme un non-lieu – le nom propre du hors-champ que Gaza allégorise dans la douleur des crimes contre l’humanité et de leur intolérable impunité. Si le cinéma est en crise non seulement industrielle mais anthropologique, c’est en raison comme on l’a dit de son abandon du contrechamp, qui est le champ de l’autre, et de son déni du hors-champ, qui n’est rien d’autre que leur sol commun. L’un et l’autre en sont pourtant les conditions. Pas d’image (israélienne) sans son contrechamp (gazaoui) et la gaze (palestinienne) du hors-champ. Les images devraient voir double, on les aura éborgnées. La diplopie qui donne à voir avec une chose une autre chose, avec un peuple un autre peuple, cède à l’aveuglement. La surimpression aura viré en une terrible mêlée auto-exterminatrice.
Alors que l’un est dans l’autre, et que l’autre est dans l’un, et que ce sont à la fin les trois personnes.
Le mur, avec sa dureté exigible par la violence mimétique des propriétaires de l’identité victimaire, de part et d’autre de la frontière, est la volonté de qui se revendique de l’Un sans l’Autre, contre la mobilité des cloisons et le passage des seuils et des fenêtres (Marie José Mondzain, encore). Gaza est de l’autre côté du mur dont il faut faire un miroir, et qu’il faut frotter pour en briser la vitre. Faire le mur c’est traverser le miroir, et le briser c’est tendre la main, avec le dos qui dessine moins un poing qu’un bouclier pour les opprimés, et sa paume offerte en poignée amicale à tous les amputés.
Simone Weil, dans L’Iliade ou le poème de la force, nous a expliqué ce qui nous arrive et c’était en 1939 : « Ainsi, la violence écrase ce qu’elle touche. Elle finit par apparaître extérieure à celui qui la manie comme à celui qui la souffre. Alors naît l’idée d’un destin sous lequel les bourreaux et les victimes sont pareillement innocents, les vainqueurs et les vaincus, frères dans la même misère. »
De part et d’autre de la frontière et de l’ensemble des dispositifs de surveillance sécuritaire qui en font le sanglant crénelé, faisant coïncider le barbare et le civilisé, l’autre est toujours le tiers, non pas la figure d’un contrechamp exécré mais le visage d’un hors-champ désiré. L’utopie d’un abri commun, d’un site hospitalier s’offrant à toutes les différences, à l’écart qu’il y a entre elles fait de distance et de respect, ainsi qu’à l’égalité qui sied aux intervalles nécessaires au tissage des relations.
Le hors-champ, une idée dont le manque à être est un charnier
Le cinéma comme industrie culturelle est amputé – de son contrechamp (documentaire le plus souvent) ; de son hors-champ, il est le volontaire éborgné, plus aucun sol commun pour en rassembler les différences à égalité. Le cinéma comme art est palestinien quand un film tient à l’un et à l’autre, quand l’image a pour fondement ce qui lui manque nécessairement, l’œil et la main. Une image n’en est pas une si elle n’a aucun égard pour l’autre image dans son dos, et aucun regard pour ce manque à être qui est aujourd’hui un néant, et qui pourrait ne pas l’être en étant alors autrement.
Une image tend la main à celle qui dans son dos la contredit et le sol qui leur est commun est celui des poignées qui retiennent les coups de porter – le poing côté paume des républicains espagnols.
Israël existe – beaucoup. Champ saturé, impuissant à s’empêcher, persévérant dans son conatus colonial, caricature orientale et terminale de l’empire occidental. La Palestine existe – peu. Contrechamp miné. Ce qu’il reste revient alors au hors-champ, la zone de ce qui n’existe pas (encore). L’image de rêve ou de souhait d’un état binational, d’un état commun sans majuscule, peuplé à égalité de toutes les minuscules personnes qui l’habitent. La voilà, la troisième image.
L’inexistant est plus qu’un horizon d’idéalité, c’est un champ de sublimités en attente d’être cultivées.
L’un est dans l’autre et l’autre est dans l’un et ce ne sont plus alors deux mais trois personnes. Le cinéma permet de voir cela quand il fait confiance au montage, dans la relance de son beau souci. Il ne s’agit pas de comparer l’incomparable, mais bien de tenir bord à bord à tous les torts irréparables.
Ce que l’on n’aime pas chez l’autre, ce que l’on hait en lui n’est personne d’autre que soi-même. Et la vérité est d’une portée si (trans)générique qu’elle est valable des deux côtés de l’inimitié. C’est au nom de cette vérité-là que l’on pourra se soustraire aux apories du « ninisme » (la posture libérale d’un renvoi dos à dos selon une définition donnée par Roland Barthes dans ses Mythologies), en désirant au contraire assumer le bel impératif catégorique de trianguler. La troisième image donne ainsi l’abri commun à deux peuples aussi distincts qu’ils n’ont pas d’autre destin que l’en-commun.
Pas de « nini » mais le ne-utre au sens de Barthes et de Blanchot : ni l’un, ni l’autre. De deux choses pas l’une pour délivrer la troisième, le troisième sommet du triangle, le plus haut qui est le plus compliqué parce qu’il faut s’efforcer de tirer d’un sol commun l’idée d’une communauté de destin.
Il n’y a d’être qu’être-avec – à l’origine, co-originaire (Jean-Luc Nancy). Les deux auxiliaires, avoir et être, ne le sont ni des propriétaires des torts victimaires, ni des promoteurs communautaires des identités assiégées. Ils sont des passeurs qui augmentent nos forces, pas des auxiliaires de police.
La Palestine est occupée (l’occupation est un brutalisme colonial). Le cinéma l’est autrement (l’occupation l’est ici par des industries qui substituent aux associations qui émancipent la chaîne de vassalisation des collaborateurs, parmi lesquels des auteurs qui s’ingénient à ôter tout ce qu’il y avait d’antagonique dans la politique des auteurs). Il y a du contrechamp pour opposer aux fictions le réel qui en contredit les abstractions et il y a du hors-champ pour ouvrir chaque image sur ce qui la hante et la rend possible. Quand il y a et l’un et l’autre, il y a alors cinéma. Les fictions ne sont plus inconsistantes, mais constituantes en destituant le mal en pire. Le hors-champ a un nom particulier aujourd’hui, celui de Gaza. Tout hors-champ est une idée dont le manque à être vire au charnier.
Palestine, une catastrophe, un poème d’amour
Il y a beaucoup de films, et si peu de cinéma. La Palestine existe en idée, son territoire est toutefois morcelé, épars son peuple quand il n’est pas comme à Gaza massacré dans des proportions telles que le nettoyage ethnique s’apparente désormais à une entreprise génocidaire. S’orienter dans l’existence, et la pensée qui en trame la sensibilité, c’est ainsi tenir au cinéma comme idée dont les films restent à faire. C’est autant tenir à la Palestine comme métaphore, comme l’orient proche d’un transport en commun que n’importe qui peut emprunter, dans le souci de la dignité, de la justice et de l’égalité, et dont la réalité est ce qui reste, à venir – contre l’apartheid israélien, un état commun.
La bande de Gaza assiégée exige ainsi de contrebander partout où cela est possible, dans les lieux et dans les têtes, dans les textes et dans les films : avec le contrechamp pour entretenir la contradiction face aux propensions impériales et invasives du champ ; et avec le hors-champ pour trianguler les manques communs aux positions et à leurs oppositions, aux dires autant qu’à leurs contre-dires.
Nakba dit la catastrophe, soit le renversement, le mauvais tour des choses quand elles ont la tête en bas. Pour Rilke, la catastrophe est la première strophe d’un poème d’amour. Palestine notre amour.
Un avertisseur d’incendie : Fortini/Cani (1976) de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
Un livre bien travaillé par les mains qui l’auront feuilleté et la table sur laquelle il repose avant de s’y attaquer. Franco Fortini est à l’ouvrage, penché sur le métier d’un texte dont la lecture à voix haute résiste à son rédacteur plus d’une fois. L’écrivain parle mais son acte de parole a une origine littéraire. Son dire a l’écrit pour arkhè, elle est archi-écriture autrement que pour Jacques Derrida.
L’écrit est le refoulé de la voix comme il l’est de tout paysage. Parler c’est désenfouir l’écriture et dérouler le paysage en panoramique, c’est le lire d’une lecture dont seul le cinéma est capable.
Quand Franco Fortini lit, l’écrivain relit en réalité ce qu’il avait déjà écrit et dans le passage de l’écrit à la voix, il y a du temps autant que du déplacement. L’implication est une complication, c’est ainsi que le locuteur dont la parole serait de vérité est privé du narcissisme du clerc éclairé. Le locuteur est un lecteur concentré à l’extrême, tendu par la lecture d’un livre qu’il a écrit il y a presque dix ans.
Cela, on ne l’avait jamais fait au cinéma, pas plus que l’on n’avait filmé la musique ainsi dans Chronique d’Anna Magdalena Bach (1967) et le résultat est d’une littéralité inouïe. Filmé chez lui à Cotoncello dans sa solitude que l’île d’Elbe abrite, Franco Fortini est invité par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet à être le porte-parole d’une voix qui n’est plus tout à fait la sienne, autre, étrangère.
Lisant, c’est-à-dire relisant ce qu’il a autrefois écrit, Franco Fortini parle autant qu’il est parlé, la voix travaillée par les sillons de l’écrit et qu’amplifie le dispositif cinématographique adopté, avec les scansions et les césures qui donnent à respirer comme jamais la lecture originale du texte.
Le porteur personnel l’est alors d’une voix impersonnelle, à l’épreuve de sa plus grande puissance (elle porte loin dans le paysage quand elle est off, à l’instar de la ritournelle maternelle qui traverse les montagnes dans L’Intendant Sansho de Kenji Mizoguchi) et de sa plus grande impuissance (cette voix-là, le paysage et ses habitants qui vaquent à leurs occupations quotidiennes y sont en pratique indifférents). Les Chiens du Sinaï que Franco Fortini a écrit en 1967, animé d’une grande et juste colère à l’époque où la bourgeoisie italienne blanchissait bruyamment son legs fasciste et l’antisémitisme qui s’y rattache dans la machine à laver d’un racisme anti-arabe raccord avec la victoire militaire d’Israël, est une pièce à conviction. La fidélité des convictions engage au retrait comme Moïse allant au désert ; elle fait tenir une position minoritaire, qui est révolutionnaire quand les tables du consensus sont brisées sur le sol dur des rapports de classes et leur rappel élémentaire.
La dissidence a un prix aussi que raconte Franco Fortini, celui d’avoir découvert son nom inscrit dans la liste des intellectuels italiens refusant alors de se plier à la règle servile d’une partie truquée.
Franco Fortini est un homme de parole, mais que peut-elle accomplir alors, dans l’écart quasi-tectonique creusé par le temps passé et dans le hiatus d’une voix qui porte loin mais à laquelle le lointain ne répond pas ? Si la voix porte bien, autrement dit si son transport fait bouger quelque chose du rapport au paysage, c’est uniquement au troisième sommet du triangle – pour le spectateur.
La voix raconte beaucoup, la naissance florentine d’un fils d’avocat juif brutalisé par les fascistes, la fuite en Suisse et le retour au pays avec l’habit du partisan, l’amnésie de la collaboration italienne dans les massacres nazis que consacrent les monuments et la fonction idéologique de l’antisémitisme dans la forclusion des rapports de classes, la grande vague des nationalismes anti-impérialistes et le transfert européen du racisme anti-juif en racisme anti-arabe. Elle raconte beaucoup en effet, d’une densité rude, mais elle ne suffit pas. Une autre condition, nécessaire mais non suffisante, revient également aux plans de paysages. C’est une grande série, douze plans comme autant de relevés topologiques dans les Alpes apuanes en Toscane, à Sant’Anna di Stazzerma, San Terenzo-Bardine-Valla, Vinca, Pian della Fobia, San Leonardo-Fosse del Giglio, Bergiola ; à Marzabotto en Émilie-Romagne, ce sont mêmes deux panoramiques complets. La ligne d’horizon recoupe une ligne de front, la « ligne gothique » que les nazis armés de leurs collaborateurs fascistes ont tracée avec le sang des villageois massacrés en 1944. D’autres prises de vue, à Florence au bord de l’Arno, à Rome et à Milan accomplissent le glissé progressif du topologique au stratigraphique.
Le pagus dit en latin le paysage qui a donné la page. Un plan de cinéma peut disposer ainsi de cette puissance-là, hallucinatoire, celle de lire en voyant le paysage qui, par lui-même, ne le serait pas. Enfin, si. Le paysage est le site d’une construction culturelle et historique, le modelé paysan de larges portions de l’environnement. L’arkhè de toute culture est agricole, agriculture, archi-culture.
Puissance descriptive des plans, horizontale et tellurique ; puissance d’inscription des paroles, verticale et symbolique. La géographie et l’histoire se tournent le dos, cul contre cul, non réconciliées. S’il y a de la lisibilité, c’est alors au milieu, à leur intersection dialectique. L’abscisse fait sentir un monde vivant qui palpite et son inscription paysanne qui s’urbanise : l’ordonnée donne à entendre et à comprendre. C’est ainsi que la lisibilité est restituée dans sa vocation politique, à l’endroit où les monuments sont les tombeaux des leçons d’histoire mutilées, et où les paysages conservent dans leurs plis sédimentés leurs plus lourds secrets. Lire ce qui n’a pas été écrit et que taisent les paysages dans leur souveraineté, c’est alors comprendre ceci : la question juive a mué en question arabe. Ce n’est pas que la première aurait été abolie avec la seconde, c’est qu’elle a fourché. Elle s’est retournée contre elle-même entre 1945 et 1948 alors que le siècle précédent a inventé le racisme colonial et l’antisémitisme. Sans honte bue, l’Europe criminelle déplace ainsi ses torts.
Le racisme anti-arabe est pour Franco Fortini la continuation par d’autres moyens de l’antisémitisme et les deux faces de la haine de tous les « sémites », qui est une nomination qui appartient à la philologie et l’orientalisme du 19ème siècle, font l’aggiornamento des bourgeoisies génocidaires.
Franco Fortini ignore tout, alors, de l’apparition d’un nouveau sujet politique, le fedayin palestinien dont il ne dit aucun mot, contrairement aux films contemporains de celui de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Ici et ailleurs (1976) de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, L’Olivier (1976) du Groupe Cinéma de Vincennes, composé d’Ali Akika, Dominique Villain, Jean Narboni, Serge Le Péron, Danièle Dubroux et Guy Chapouillié. Franco Fortini n’en demeure pas moins le prophète aveugle de la discordance des temps. Tirésias aura vu loin, très loin, jusqu’à nous même, là où les chiens du Sinaï redoublent d’aboiement pour convaincre qu’ils ont troqué le juif contre l’arabe. Mais la conversion d’une fausse monnaie ne sert rien qu’à faire fonctionner la même planche à billets. Le colonialisme est bon pour les affaires et le fascisme sert en dernier recours à en protéger le secret.
Et puis, dit-il, « s’attirer quelque aboiement ou morsure est quelque chose sans mérite ni démérite ».
Il n’y a pas de chien au Sinaï, ainsi que l’explique l’exergue du livre de Franco Fortini. Les chiens n’en sont pas, sinon dans la posture connue de « la voix de son maître » mais qui est le maître ? Le triptyque juif de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Einleitung zu Arnold Schoenbergs Begleitmusik zu einer Lichtspielscene (1973), Moïse und Aaron (1975) et Fortini/Cani (1976) est une chaîne de montagnes et dans son dos il y a une question arabe. Le long plan de la synagogue y est d’autant plus impressionnant que s’y immisce la parole du juif assimilé, qui a rompu avec la tradition de ses ascendants tout en conservant le souci de l’exil et de la sensibilité à l’oppression. La question arabe s’amorce à l’occasion du grand panoramique égyptien de Moïse et Aaron et elle reviendra dans la grande séquence de sortie d’usine, égyptienne là encore, de Trop tôt / Trop tard (1982). Cette question avait d’abord été algérienne pour le déserteur Straub en 1958 et elle se redira encore avec les mots, cryptiques et énigmatiques, de Franz Kafka dans Schakale und Araber (2011).
Juif-arabe, champ-contrechamp. Le hors-champ est le troisième sommet du triangle et la solution d’une paix entre les peuples disait alors avoir pour sol arable l’habilité commune d’une même terre.
Trianguler n’est pas neutraliser, c’est faire advenir le neutre au sens de ne-uter, ni l’un, ni l’autre mais une troisième chose – le rêve d’une chose dont il nous suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement (comme l’écrivit Karl Marx à Arnold Ruge dans une lettre de septembre 1843).
Franco Fortini au sujet de Fortini/Cani (le film a aidé avec les Cahiers du Cinéma à publier sa traduction française en 1979), comme s’il parlait Pavese et Hölderlin : « Quand le présent est vu d’un lieu hors du présent, il devient le lieu sur lequel se projettent les esprits passés et à venir. Quelque chose a été détruit, arraché ou étouffé. L’histoire est un piège immonde de monuments, de pierres et de souvenirs. Non pas ici mais ailleurs est la pensée dominante du film. Mais ceci signifie : non pas aujourd’hui mais hier et demain. Le panoramique des Apouanes ne “dit” pas seulement ce qui y est arrivé ni quel calme recouvre les lieux des massacres antiques et modernes ; il “dit” aussi que cette terre est lieu habitable pour les hommes, qu’elle est celle que nous devons habiter… le calme était (là) apparent, quelque chose appelait à l’aide… toute la réalité de la lutte matérialiste des classes était incluse dans ces couleurs de l’été brûlant et féroce du Sud. »
L’exterritorialité que Franco Fortini partage avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet – l’île de l’écrivain rejoint l’archipel de leurs films en lieux d’exil – donne à voir et le dos et le sol des choses, l’antisémitisme derrière le racisme anti-arabe et la bourgeoisie qui persévère dans son conatus, substituant une victime émissaire contre une autre afin de toujours forclore l’antagonisme de classe.
Fortini/Cani est en fait un film sans titre, celui-ci adopté non de jure mais de facto et qui a un grand intérêt en faisant jouer au milieu la barre oblique. Et peut-être le seul film-dossier jamais réalisé par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, mais il aura été rigoureusement constitué à l’opposé des films que Francesco Rosi alors tournait. Avec le livre de Franco Fortini, quatre articles de journaux (deux issus du journal communiste L’Unita, un publié dans le titre centriste L’Espresso et signé Arrigo Benedetti et puis un autre de Bernard Levin paru dans le Daily Telegraph), quelques pages manuscrites ainsi qu’une archive télévisée (le journal de la RAI, par ailleurs l’un des financeurs du film) présentent d’autres pièces à conviction pour établir la résonnante existence d’autres voix minoritaires dérogeant au bloc bourgeois. Ce film est une bombe à retardement mais la seule chose qu’elle fait exploser n’est rien que la vérité. Le fascisme n’a pas été vaincu en 1945. Et il revient en fanfare aujourd’hui en ayant choisi pour nerf de la guerre un antisémitisme renouvelé dont les ramifications historiques sont aussi la racialisation de l’islam et le colonisation des sociétés arabes.
« Aujourd’hui, en tant qu’Arabes et musulmans, les Palestiniens sont devenus la quintessence du Sémite » (Joseph Massad, La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009, p. 90).
Alexia Roux et Saad Chakali
pour Des Nouvelles du Front cinématographique