Lumière de mes yeux
En 2012 alors que j’étais en tournage à l’hôpital Saint-Louis, j’ai rencontré Mahmoud, un blessé de la révolution égyptienne, aveugle et défiguré, venu se faire soigner en France grâce à une association humanitaire. Je l’ai filmé pendant plusieurs mois. Puis il a disparu.
Comme cela arrive souvent, il y eut d’abord à ce film, le douxième de Sophie Bredier, d’autres titres que celui qui est désormais le sien. Ayant perdu son visage, Mahmoud va perdre aussi la vue : ainsi le titre est pour lui, sur lui, que la lumière peu à peu abandonne. Mais si le film a préféré ce titre au plus simple Mahmoud (qu’autorisait l’exercice du portrait), c’est qu’il y a deux paires d’yeux plutôt qu’une : ceux du personnage qui ne voit plus, mais aussi ceux qui le regardent et qui sont ceux du film. Pour le film, la lumière, c’est Mahmoud. D’abord parce que les films de Sophie Bredier sont de ceux qui, pas lassés de l’homme, en relancent le portrait dans chaque rencontre, chaque visage, tout en sachant que le portrait, in fine, ne saurait être que celui de la rencontre elle-même. Ainsi Lumière de mes yeux, s’il documente à travers Mahmoud le sort des sacrifiés de la révolution égyptienne, se concentre-t-il sur la sourde dépendance que fait naître cette rencontre de regards. Dépendance déchirante du personnage (qui demande au film de voir à sa place, et reprochera à la cinéaste de ne pas regarder assez, de ne pas regarder tout), et dépendance symétrique de la cinéaste (Mahmoud est la lumière de ses yeux, c’est-à-dire qu’elle le couve du regard, ne saurait détourner ses yeux de cinéaste, au risque assumé de dévisager Mahmoud une fois de plus, Mahmoud que tout le monde manipule, chirurgiens, familles, comme une poupée triste) : dans ce rendez-vous intense mais toujours un peu manqué, c’est le regard du cinéma documentaire tout entier qu’on interroge.
Jérôme Momcilovic

Sophie Bredier
Née en Corée du Sud, puis adoptée en France, Sophie Bredier est réalisatrice de documentaires et scénariste de fiction. Après des études de lettres classiques à la Sorbonne et quelques expériences de critique (Bref, Les Cahiers du Cinéma, La Lettre du Cinéma) elle se tourne vers le cinéma documentaire en réalisant trois films de nature autobiographique — Nos traces silencieuses (1998) et Séparées (2000), en collaboration avec Myriam Aziza ; puis, seule, Corps étranger (2004). Développant son travail autour de quelques thèmes récurrents comme la perte, l’abandon et la filiation, elle interroge aussi les traces physiques comme lieux de mémoire. Ses films ont été régulièrement sélectionnés dans des festivals internationaux tels que Cinéma du réel, Dok Leipzig, FIPA, Busan, San Francisco Film festival, FID, DMZ Docs…
Les Films de l’œil sauvage
Sophie Bredier, Nathanaël Besson-Vigo, Jean-Philippe Bouyer, Aurélien Py, Nina Bernfeld
Yolande Decarsin, Mickaël Kandelman
Luc Forveille
Les films de l'oeil sauvage / florian@oeilsauvage.com