UN AILLEURS DE L’ART
Faire œuvre au sein de territoires en mal d’images
en partenariat avec les Yeux de l’Ouïe
« Qu’est-ce que c’est, face au réel, que ce travail intermédiaire de l’imagination ? », Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, 1975
Depuis 2020, Cinéma du réel et l’association Les Yeux de l’Ouïe s’associent pour aller au plus près des publics hors de portée, ceux pour qui la culture ne serait pas, à priori, un besoin de première nécessité. Et pourtant…
Quel intérêt peut-il y avoir à œuvrer artistiquement avec des personnes détenues, malades, réfugiées, précaires et, plus généralement, en « décrochage social » ? Assurer le droit à la culture ? Accompagner la resocialisation ? Et que demander aux projets artistiques : développer une « activité occupationnelle », croire au « miracle culturel », ou inventer, à chaque fois, un processus de fabrication et de production où artistes et amateurs s’engagent dans un projet commun ?
À la fois travail et plaisir, cet engagement requiert un investissement important de la part de chacun. Et il a plusieurs formes. Pour certains, participer individuellement, pour d’autres, co-écrire, pour d’autres, faire advenir l’idée et l’image chez l’autre. Mais quoi qu’il en soit, il échappe rarement aux interrogations quant à la dissymétrie entre professionnel et amateur. Fréquemment, cet engagement force chacun à se déplacer, à oser aller au-delà de son propre périmètre, à franchir la frontière qui séparerait « son affaire privée des affaires de la Cité ».
Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons invité des artistes, — de la danse, de la musique, du théâtre, de la photographie —, qui œuvrent dans des territoires en déficit d’image, et qui expérimentent chacun une manière singulière de retrouver le chemin de l’image ou, convoquant Fernand Deligny, une manière de « s’acheminer vers l’image ».
Au fond, on en revient à une question majeure, politique dans ses implications : celle de la possibilité d’émancipation, celle aussi de se frayer un chemin dans une jungle d’images dont la plupart remplacent nos mots dans une conversation. Car l’émergence des smartphones et des réseaux sociaux modifient les habitudes en matière d’usage et de production de l’image, et privilégient « l’image conversationnelle », celle qui est partagée et autour de laquelle on va échanger et commenter.
Aujourd’hui, la mise en circulation instantanée des images a fait émerger une nouvelle manière de s’exposer, de se fabriquer un « autre soi ». On se met en scène. On tourne le dos au monde. On existe au premier plan. On produit la preuve qu’on était là, à cet instant-là. Le monde est devenu décor de la mise en scène du désir : se rendre visible à l’autre prime sur le contenu, et le récit de soi sur celui du monde. Il y a une victoire du descriptif sur le narratif, une prédominance des situations d’état sur les situations de faire.
La question est alors de comment sortir de ce shoot quotidien et de cette obsession de soi, comment redécouvrir l’acte de filmer, comment faire émerger une image du flux visuel, comment redécouvrir le mouvement et inciter les subjectivités en mouvement à prendre en considération l’Autre dans sa singularité, et à se laisser surprendre par d’autres perceptions.
On peut imaginer que faire advenir une image chez l’autre passe par une autre culture de l’image. Ce fût le cas. Aujourd’hui, pour créer des images, le rapport à la voix est primordial tout autant que la question du temps. Et paradoxalement produire une image nécessite de plus en plus la saisie de son propre corps et la matérialité du monde à travers la voix, mais aussi l’arrêt du temps et sa manifestation dans l’image par-delà le visuel.
On peut imaginer que le rapport à la voix ouvre la voie, par-delà le récit de soi, vers un acte de parole, vers ce que Deleuze appelle la fabulation qui « n’est pas un mythe impersonnel, [qui] n’est pas non plus une fiction personnelle : c’est une parole en acte, un acte de parole par lequel le personnage ne cesse de franchir la frontière qui séparerait son affaire privée de la politique, et produit lui-même des énoncés collectifs. »
« La fabulation, disait Deleuze, c’est la fonction des pauvres, la fabulation prise comme fonction des pauvres ou comme fonction des damnés ». Elle est peut-être aussi ouverture sur un Ailleurs différent de l’à-côté ou du hors-champ relatif que le cinéma classique a maintes fois exploré.
On peut aussi imaginer que faire du cinéma à côté de l’écran de cinéma, à côté des productions classiques peut être un Ailleurs qui nous aiderait à mieux cerner ce qui agit le cinéma, un Ailleurs qui « insiste, subsiste », un Ailleurs plus radical ou un Acte de résistance et une promesse d’une puissance de vie.
Mais pour tenter d’approfondir ces questions, l’envie est aussi d’étendre à d’autres disciplines, — photographie, chorégraphie, théâtre, musique —, que le cinéma. Car c’est aussi un Ailleurs riche qui ouvre un champ d’interactions possibles et crée des zones de résonances inédites. Au-delà des démarches singulières, l’envie est d’interroger comment les autres disciplines se frayent-elles un chemin vers l’image ? Comment répondent-elles au même défi ? Comment résistent-elles, comment libèrent-elles de la puissance de vie ?
Modérateur : Frédéric Borgia
Invités :
- Nicolas Frize
— compositeur, Les Musiques de la boulangères - Claire Jenny
— chorégraphe, compagnie Point Virgule - Michel Séméniako
— photographe, plasticien - Arno Bertina
— écrivain, poète, romancier et co-directeur de l’atelier La Collection de La Maison de la Poésie - Anne Toussaint et Kamel Regaya
— cinéastes, chercheurs, Association Les Yeux de l’Ouïe