Quelques souvenirs dans l’histoire de la production française
Peut-être est-ce cela que nous nommons documentaire cette manière particulière de substituer à la chaine convenue des opérations pour réaliser un film – à savoir 1) écriture 2) tournage 3) montage – un work-in-progress fait de la confrontation répétée entre repérage, filmage, dérushage, montage. Une manière qui rompt radicalement avec le modèle de la production cinématographique majoritaire et surtout le modèle de son financement.
C’est pour cette raison que le cinéma documentaire en France a dû trouver tout au long de son histoire son propre cheminement économique et politique pour exister, persévérer et négocier sa liberté (relative). Un cheminement à réinventer selon les difficultés, les transformations du secteur et les virements économicopolitiques des tutelles et des financeurs. Un cheminement parfois aussi facilité grâce à l’évolution des pratiques et leur prise en compte par ces mêmes tutelles, la mise en place de nouveaux soutiens ou l’arrivée de nouveaux partenaires dans le jeu des financements
Dans le cadre de ce Forum public intitulé L’espace de création documentaire : de l’utopie au modèle ?, j’ai fait l’exercice de me souvenir de quelques-uns des jalons de cette histoire, des avancées et des reculs de la production du documentaire par rapport aux institutions.
Par exemple je me souviens que le terme « documentaire de création » est finalement inscrit dans les textes qui régissent le COSIP au 1er janvier 1993 – COSIP qui existe depuis 1986. On devine que c’est une grande victoire pour les auteurs. Pourtant, cette notion sera largement dévoyée au fur et à mesure des années, ce qui amena la réforme du COSIP de 2015. On y reviendra.
Je me souviens qu’en 1986 étaient créées la 7-ARTE, la 5 et M6 (Canal + avait vu le jour deux années plus tôt). Ouvrant ainsi de nouvelles, et au départ nombreuses, fenêtres pour les œuvres documentaires.
Je me souviens qu’en 1992 en même temps que l’ACID, ADDOC ou encore Documentaire sur grand écran, était créée au sein de la SCAM, à la demande de ses membres, la bourse Brouillon d’un rêve, une aide modeste mais dédiée au travail de recherche des réalisateurs.
Je me souviens qu’en 1997 Arte ouvrait un nouvel espace de diffusion, qui porte alors tous les espoirs des auteurs et producteurs d’œuvres documentaires « hors case » ambitieuses et singulières : La lucarne. Celle-ci préachète entre 7 et 9 projets auxquels s’ajoutent 3 ou 4 achats par an.
Je me souviens que l’apparition du câble et du satellite a permis la multiplication des chaines locales et des chaines thématiques à partir du milieu des années 90 et que celles-ci vont très rapidement avoir un rôle primordial dans le développement de la production documentaire. Je me souviens de TV10 Angers créée en 1988, de Images + en 1990 devenu Vosges TV en 2009 et je me souviens bien sûr de la création de Lyon capitale TV en 2006. Je me souviens comment elles ont pallié au désengagement des chaines publiques dans le documentaire d’auteur – que l’on peut dater du début ou si on est généreux du milieu des années 2000 – et combien elles ont été pendant dix années les partenaires privilégiés de la production documentaire indépendante, pauvre mais libre.
Je me souviens des assises du cinéma indépendant en 1995 où à côté des cinéastes de l’ACID, des réalisateurs de la SRF, des représentants des salles du GNCR ont siégé les cinéastes documentaristes d’ADDOC, affirmant la place du documentaire en salle et lançant ainsi un mouvement qui depuis ne s’est pas affaibli de voir les films documentaires pour le cinéma soutenus par l’ACID, le GNCR et même l’AFCAE parfois … oui ça arrive !! Je me souviens que depuis les grands festivals de classe A font la part belle au documentaire et notamment Venise et Berlin. Je me souviens par exemple que Gianfranco Rosi a gagné le Grand prix cinéma du réel en 2009 avec Bellow Sea Level, le lion d’or à Venise en 2013 avec Sacro Gra et l’ours d’or à berlin avec Fuccoamare en 2016. Je me souviens que Venise 2022 et Berlin 2023 ont tous les deux couronnés un cinéaste documentariste : Laura Poitras à Venise et Nicolas Philibert à Berlin.
Je me souviens des différentes réformes des ASSEDIC et de l’intermittence qui à chaque fois ont un peu plus fragilisé les conditions de production des œuvres artistiques en France et des documentaires en particulier. Pour mémoire je citerai la réforme de 2003 qui avait amené notamment l’interruption des festivals de l’été et en premier lieu d’Avignon, ce qui a permis de sauver les meubles. Cette réforme a notamment réduit les périodes de calcul des heures et les périodes d’indemnisation ainsi qu’elle supprimait la date anniversaire fixe.
Je me souviens que les fonds d’aide à la création et à la production audiovisuelle qui ont vu le jour en région suite à la loi de décentralisation de 1982 ont été renforcés grâce au dispositif 1 euros pour 2 euros mis en place par le CNC en 2004 (pour 2euros donnés par la Région le CNC rajoute un 1euro) mais que celui-ci ne bénéficie que pour 16% en moyenne au documentaire audiovisuel – pas trouvé de chiffre pour le documentaire Cinéma).
Je me souviens qu’en 2004, Arte France Cinéma décide (enfin !) de s’ouvrir à la coproduction de documentaires pour le Cinéma restreignant toutefois son engagement à 3 par an.
Je me souviens de l’ouverture du Fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle au documentaire cinéma en 2005 – pour rappel l’aide à l’écriture pour les programmes audiovisuels datent de 1986.
Je me souviens de la suppression de la commission de classification des œuvres de la SCAM, commission qui distinguait fortement dans la répartition des droits ce qui relevait du documentaire de création du reste de la production.
Je me souviens aussi de la création de Etoiles de la SCAM en 2005.
Je me souviens des travaux préparatoires des réalisateurs pour qu’une part du COSIP soit dévolu aux œuvres documentaires sans diffuseur, parce que « toute industrie qui se respecte a son secteur de recherche », ce qui a abouti en 2008 à l’expérimentation de l’Aide au développement renforcé puis à sa création en 2012 au sein du Fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle.
Je me souviens de la création du soutien à la production et à la postproduction du CNAP en 2008, qui deviendra en 2016 le fonds « images /mouvement » une aide au développement et à la post production qui répond à l’engouement des artistes pour le réel et le document et signe l’arrivée dans le champs du documentaire des œuvres d’artistes, d’un cinéma plus conceptuel, du film essai au sens large.
Je me souviens qu’en 2011 déjà les associations de cinéastes réclamaient la création d’un fonds d‘action culturelle afin de rémunérer les cinéastes lorsque ceux-ci accompagnent leur film auprès du public.
Je me souviens de la réforme du COSIP en 2014 qui relevait notamment le seuil annuel d’ouverture d’un compte automatique de 50 à 70 000 euros et l’apport minimal en numéraire d’un diffuseur de 9000 à 12000 euros/h. Je me souviens que dans le même temps, une campagne de contrôle des comptes par le CNC mettait un coup d’arrêt à la coproduction des films avec les chaines câblées dont les apports en numéraire et en industrie déclarés ne correspondaient pas toujours à la réalité.
Je me souviens de « Nous sommes le documentaire » appel publié dans le Monde le 13 mars 2015 qui demandait de rebâtir une politique en faveur d’un documentaire affranchi du formatage télévisuel et déjà appelait à repenser le soutien public à la création documentaire en fonction de la réalité des pratiques.
Je me souviens comment dès la création de Tënk, soit en 2016, Jean-Marie Barbe et ses camarades ont milité pour l’ouverture du COSIP sélectif aux plateformes au même titre que les télévisions câblées. Ce sera fait en 2018 tandis que le COSIP automatique était ouvert aux plateformes française dès 2011. Les plateformes étrangère y ont désormais aussi accès.
J’aurais aimé me souvenir que les films documentaires ont désormais officiellement accès à l’avance su recette même si leur tournage est déjà commencé.
Et dans le même élan de compréhension des pratiques documentaires par le CNC, j’aurai aimé me souvenir que l’utilisation d’archives ne fassent plus systématiquement l’objet d’un abattement lors du calcul des points à l’Agrément.
Last but not least, je me souviens qu’en octobre dernier après dix années de négociation avec le CNC de l’ensemble des associations d‘auteurs l’aide à la conception de 10 000 euros est enfin accessible aux cinéastes documentaristes.
… à suivre