Aller au contenu

Jean-Charles Hue

Tout ce qui brille est d’or

Voilà un cinéaste à la position singulière. Singulière dans le paysage du cinéma français, singulière pour l’époque, singulière surtout vis-vis d’un « réel » au sujet de quoi la précaution des guillemets semble plus indiquée que jamais. Autre singularité, celle-ci tout à fait manifeste : la prédilection de son oeuvre pour deux sujets exclusivement – s’il est permis de ranger, derrière ce mot qui mériterait d’autres guillemets, une réalité plus vaste travaillée notamment par la question du territoire. Deux sujets/territoires, donc, deux mondes à part entière où pérégrinent depuis vingt ans les films de Jean-Charles Hue, pour cogner un même clou.

D’un côté, un territoire lointain : la Zona Norte de Tijuana, la misère de ses trottoirs souillés où déambulent des vies fantômes, embouties par la drogue, gouvernées par la foi, ne comptant sur aucun secours et fuyant le moindre regard. Là-bas, Jean-Charles Hue a tourné quatre courts métrages (cinq si l’on compte Pitbull Carnaval, galop d’essai de 2006 à l’autre bout du Mexique et valant préambule) et trois longs, répartis entre documentaires purs, fictions revendiquées, et hybridations diverses. De l’autre côté, un territoire lointain de l’intérieur, sans frontières visibles, formé en france par une communauté yéniche autour de l’autorité souveraine du dénommé Fred Dorkel. Quasiment le même nombre de films qu’au Mexique, et dans une commune indifférence aux lignes de partage usuelles entre fiction et documentaire.

 

Le choix de ces deux terrains est rien moins qu’indifférent au refus de départager le règne de la fiction de celui du documentaire, tant il est évident que dans ces deux monades, dans la radicale altérité de leurs rites, le cinéaste est parti chercher un mariage voisin de contingence crue (misère, violence, peur qui couve sous la moindre chose) et de pensée magique (miracles yéniches ou mexicains, superstition partout). Disons d’ailleurs, plus simplement : mélange de concret et de magie. Car si ces films, jusque dans leurs replis les plus fictionnels, ont des vertus ethnographiques tout à fait évidentes, leur intérêt pour la vie spirituelle répond à des motivations assez peu académiques.

 

Entamée il y a plus de vingt ans, cette oeuvre têtue dont Cinéma du Réel fait aujourd’hui la rétrospective a été inaugurée par une question qu’il est difficile d’imaginer plus programmatique. On l’entend sans voir celui qui la pose, dans Emilio : c’est Jean-Charles Hue, il est derrière la caméra, il a à peu près trente ans et le cinéma est en train de l’arracher à un vague destin dans l’industrie de la mode. « En quoi tu crois ? », interroge-t-il le vieil Emilio, chanteur de flamenco et ami, rencontré lors d’un séjour en Catalogne, chez les Gitans. La question vient sans préalable ni la moindre précaution introductive (c’est dire s’il brûlait de la poser) : elle est elle-même le préalable. Dans le fatras d’événements réels et fictionnels à quoi les films les confrontent (affaires quotidiennes souvent compliquées par une existence aux confins ; déclarations fraternelles ou amoureuses ; affaires criminelles plus d’une fois, larcins, drogue ; parfois presque rien, juste un corps planté dans le décor, un regard qui s’absorbe dans le lointain), tous, la famille Dorkel comme la coterie d’éclopés des trottoirs de Tijuana, finissent toujours par répondre à cette question, qu’il n’est plus nécessaire de poser : en quoi croyez-vous ?

 

Pour justifier cette idée fixe, on peut spéculer sur deux causes, d’ailleurs assez peu démêlables. L’une serait intime, une tocade d’enfant devenue un motif d’artiste, comme souvent. Jean-Charles Hue évoque parfois une grand-mère, qui l’a un peu élevé et qui avait parfois des visions. La grand-mère avait des racines gitanes et mesurait chaque matin sur son buffet le déplacement d’un vase, car ce vase, chaque nuit, elle n’en doutait pas, changeait de position pour la faire enrager, et parce qu’il y a de la magie dans toute chose. C’est dans cette atmosphère de croyance confuse qu’a poussé le goût de Jean-Charles Hue pour le cinéma, et certains films en particulier. Il y a par exemple ce récit de tournage de Voyage au bout de l’enfer, qu’il raconte avec gourmandise. Pour la scène grandiose du mariage, Michael Cimino avait demandé à la foule de ses figurants russes incarnant les invités de venir avec de faux cadeaux, et les figurants en avaient amené de vrais, puis, plusieurs fois après le tournage, avaient écrit pour prendre des nouvelles des mariés. Ce que Jean-Charles Hue demande au cinéma, et au sien au premier chef, c’est de le faire croire à ce qu’on lui raconte avec la conviction inébranlable de ces figurants russes.

 

L’autre explication est pragmatique : entrer dans la croyance des gens qu’il filme, de Fred Dorkel qui a vu le diable, de Yolanda ou Mimosa qui ont leurs propres superstitions, c’est fabriquer un terrain d’entente en les mettant à égalité avec le cinéma. Que les films, de l’un à l’autre, penchent plus ou moins côté fiction ou côté documentaire, le « personnage » est ce terrain de négociation où le filmeur et le filmé essaient de trouver une vérité ensemble, dans une transe qui les unit. La foi des personnages dans ce qui les travaille y est ainsi l’appui de celle du spectateur pour ce qu’on lui raconte. Méliès, en qui Godard ne voyait pas pour rien un grand documentariste, a donné un jour cette définition adéquate du métier de réalisateur de cinéma : le réalisateur, c’est celui qui rend réel. Un magicien, donc, un genre d’alchimiste penché sur son chaudron, essayant divers dosages.

 

Comme la plupart des cinéastes qu’il admire (Pialat notamment, qu’il nomme aussi souvent que Cimino), Jean-Charles Hue fait du cinéma contre le cinéma. C’est-à-dire pour lui arracher quelque chose, profiter de l’aspiration de sa prodigieuse mécanique pour lui subtiliser une magie qui n’est pas littéralement celle de ses personnages, mais qui resterait introuvable sans elle. Chaque film de plus, sur chacun des deux territoires qu’il arpente obsessionnellement, est l’expérience recommencée d’un dosage, un nouveau réglage des intensités de la fiction et de celles du documentaire, correspondant chaque fois à un degré d’intimité différent avec ses personnages. Parfois (sur le versant le plus expérimental, celui par exemple de Tijuana jarretelle, le diable), il ne leur est même plus besoin d’apparaître – les histoires qu’ils ont racontées suffisent, déposées sur un lit d’images abstraites qui sont une autre approche possible du portrait. Quelques éclats de lumière sur des breloques, un rayon de soleil qui tape sur le capot d’une voiture : souvent, des choses qui brillent. Pour la magie qu’il essaie d’arracher au cinéma, Jean-Charles a un mot : les « brillances », justement. « Je plonge dans les brillances », dit-il, pensant aux bijoux des dames blanches de Tijuana, mais assurément aussi au miracle lumineux qui a fait du cinéma sa religion.

 

Jérôme Momcilovic