Et l’entendement est justement ce qui fait question: qu’entendent-ils du monde, Mirek et Yves, quelle expérience en font-ils, dans leur vie comme dans ce cadre sobre et attentif où Zabat les installe, les regarde et, longuement, les écoute ? Qu’entend du monde quelqu’un dont les gestes, parce qu’il fait profession de démineur, sont frôlés chaque jour par la possibilité du néant (Miguel et les Mines, 1/3 des yeux) ? Qu’entend celui qui, précisément, n’en finit plus d’entendre, n’en peut plus d’entendre, parce qu’il est un « entendeur de voix » (Arguments), ou que sa sensibilité et sa foi l’ont convaincu qu’il est cerné par le murmure des morts (Fading) ? Pas plus qu’Yves n’était un essai sur l’autisme, Arguments ne cherche à documenter la psychose, et il est significatif que le film se soit un temps appelé Percepts. Rien d’autre en effet n’intéresse les films d’Olivier Zabat que d’envisager ce point de contact par où le personnage perçoit le monde, dans la violence mate d’un coup de poing (on croise ici beaucoup de boxeurs, lutteurs, combattants de toutes sortes) ou sur la lisière floue d’un continent invisible (fantômes, « voix »).
Quelques motifs, ici et là, ne manquent pas de figurer l’intensité de ce point de contact. Dans Arguments, un plan limpide saisit le reflet d’un entendeur de voix sur une vitre de son appartement, par où il regarde et décrit le monde extérieur : la silhouette des arbres à l’horizon, le ballet lumineux des voitures au crépuscule, et puis, dissociant doucement sa perception de celle de spectateur, le son des voix qui le harcèlent et qu’il est seul à entendre, ces voix qui sont « sous la surface », comme le dira plus tard un autre protagoniste frappé du même mal. Dans Yves, c’est l’idée admirable de la buée qui fait écran aux toutes premières scènes, résumant le mystère de la perception brouillée du personnage autant que le flou déposé par son handicap sur l’entendement du spectateur. Et bien sûr, image significative entre toutes, chirurgicale littéralement, dans 1/3 des yeux: la structure d’un œil – fragile membrane, fenêtre ouverte et écran tout à la fois.
Cet écran sans cesse retrouvé ne manque pas de faire signe vers le cinéma lui-même, et d’encourager, face à la trame souvent énigmatique des films, des lectures purement conceptuelles. Ce serait pourtant, sinon faire tout à fait fausse route, du moins passer à côté de l’essentiel. D’abord parce que les films d’Olivier Zabat, requis avant tout par l’attention qu’ils offrent à leurs protagonistes, ne relèvent pas à proprement parler d’un cinéma à « dispositif », pas plus qu’ils ne cherchent à dissiper dans l’expérimentation formelle le mystère de leurs sujets. Le malentendu ici est nourri par la place singulière qu’occupe le cinéaste, dont les films, honteusement peu montrés en salles, ont occupé plus d’une fois les galeries d’art. Leur nature fragmentaire s’y prête, qui autorise à y prélever des segments autonomes. L’essentiel tient pourtant dans le raccord entre ces segments: de même que l’investigation est tendue vers le point de rencontre entre les protagonistes et leur environnement, l’effet produit par les films tient pour une part essentielle à ces articulations volontiers sibyllines qui font passer sans préavis de la parole d’un boxeur à celle d’une amatrice de puzzle (Miguel et les mines), d’une conférence sur le langage à un combat de boxe (1/3 des yeux), d’un mariage à l’église à une course clandestine de motos (Fading).
Cet aspect modulaire, plus (1/3 des yeux) ou moins (Arguments) marqué selon les films, est pour beaucoup dans la sensibilité très particulière, assez paradoxale, des films de Zabat. Voilà un cinéma cramponné au réel avec des manières un peu frustes, un peu art pauvre, limite renfrogné, fasciné par les abîmes et par la force, enclin à filmer surtout les hommes (surtout le prolétariat, des hommes à grosses mains, bouffies par l’usine et la boxe), et néanmoins étrangement doux, toujours aimant, obsédé par l’invisible, tout à fait poète – proche par cette contradiction de l’oeuvre d’un cinéaste, Werner Herzog, dont Zabat revendique naturellement l’influence.
La poésie, ici, revient presque entièrement au montage. Car les branchements indus entre ces blocs de réel font de discrètes étincelles, d’insensibles courts-circuits, qui creusent souterrainement de nouvelles galeries pour l’entendement. Les séquences des films de Zabat se côtoient comme des îles dérivantes, ou un nuage d’atomes, à partir desquels la sensibilité du spectateur est invitée à former des agencements. Mais si la participation du spectateur est requise, le montage auquel les films le confrontent n’en répond pas moins à des règles de compositions minutieuses, et à un souci d’équilibre dont témoigne l’habitude notoire qu’a le cinéaste de remonter ses films une fois passée leur première projection, retranchant un bloc ici, ajoutant une séquence là – la scène inaugurale de mariage dans Fading, qui a fleuri sur le montage entre une première présentation au festival de Venise et une deuxième au festival de Belfort. Manières de sculpteur obsessionnel (ou de peintre, après tout : Bonnard qui venait retoucher ses toiles jusque dans les musées), pétrissant jusqu’à l’usure son matériau brut pour y trouver le chemin de l’invisible.
Ce chemin, toujours imprévisible, jamais désigné franchement par la forme, fait le prix des films de Zabat, dont l’émotion inattendue surgit toujours comme un vertige. Il est saisissant qu’un film comme Arguments parvienne, sans le moindre coup de force esthétique, à accompagner si loin la perception proprement fantastique des entendeurs de voix. Il aura suffi pour cela (mais bien sûr cette simplicité n’est qu’apparente) que le film s’absorbe entièrement dans la description qu’ils en font, jusqu’à y trouver les règles de sa mise en scène. Car le « cinéma », ici, ne surgit jamais comme un supplément d’âme: c’est toujours à la parole des protagonistes qu’il revient de dessiner et théâtraliser l’espace.
Fading, à ce titre, promet une expérience sans égal, puisant dans une unique condition (la confiance et l’amitié bouleversantes liant le film à ses personnages) les ressources nécessaires pour rejoindre, de l’autre côté du pont, les fantômes. Au fond des sous-sol ténébreux où Marco et Verlisier font leurs rondes de gardiens de nuit dans un hospice psychiatrique, les deux jeunes hommes sont convaincus d’avoir discerné une présence, quelque spectre hostile reconnu dans une vague brillance ou un lointain murmure. Sollicité par eux pour capter avec sa caméra l’empreinte de ces apparitions, Zabat les invite en retour à rejouer, dans ces mêmes sous-sols, l’effroi de leur découverte. À la croyance fiévreuse et enfantine de ces deux personnages, répond ici un acte de foi symétrique qui est celui du film, résolu à épouser ces perceptions anxieuses pour redessiner à partir d’elles l’expérience des décors prosaïques où, tels des héros de conte, Marco et Verlisier cheminent pour nous. Fiction dans un documentaire, documentaire dans une fiction, peu importe, tout comme il importe peu que le spectateur voie ou non les fantômes qui terrifient ces deux personnages merveilleux: dans l’agencement inouï que lui propose le film, il aura traqué le réel jusque dans des gouffres dont peu de films savent trouver la voie.
J. M.
(1)- http://www.elumiere.net/exclusivo_web/bafici11/bafici11_07.php
Jérôme Momcilovic est sélectionneur pour la compétition de Cinéma du réel. Il est l’auteur de Prodiges d’Arnold Schwarzenegger, Chantal Akerman, Dieu se reposa mais pas nous, et Maurice Pialat, la Main, les Yeux (tous trois aux éditions Capricci).