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Julia Loktev : Contre-information

Dans sa chambre moscovite, une jeune journaliste nommée Sonya exhume ses souvenirs d’étudiante de sacs en plastique et de cartons. Une couverture de magazine représente Alexei Navalny – « c’était encore possible à l’époque » plaisante la trentenaire – une autre promeut les droits des personnes LGBT, un journal fait ressurgir des souvenirs des manifestations « Occupy Abai » inspirée du « Occupy Wall Street » étatsunien. Devant My Undesirable Friends, on se sent un peu comme cette femme, assise sur son parquet au milieu de quinze ans de coupures de presse et d’histoire de la Russie poutinienne, à se demander comment nous en sommes arrivé·es là. My Undesirable Friends débute, à l’automne 2021, avec l’extension d’un arrêté, contraignant certain·es journalistes et personnalités à se déclarer « agent·es de l’étranger » avant toute prise de parole publique, y compris sur Internet. Les « amies indésirables » de Julia Loktev, une constellation de femmes journalistes et activistes filmée par la série, se voient toutes affublées de ce statut étrange – dont la fonction véritable sera dévoilée alors que l’état de guerre entre en vigueur, en février 2022. 

Anya, présentatrice de la chaîne indépendante « Rain », est la première du groupe de femmes que nous rencontrons. Souvent filmée au volant de sa voiture, son visage devient bien vite le support de projection de cette histoire et des lumières changeantes de Moscou, passant du blanc blafard au petit matin, aux tons mordorés des lampadaires la nuit, jusqu’au cramoisi du feu d’artifice tiré sur la Place Rouge, célébrant le début de l’invasion de l’Ukraine. « Ton visage est si beau, là, maintenant » dit-elle soudain à la filmeuse, tandis que la voiture est arrêtée à un feu rouge. Les visages de ces femmes se reflètent les uns dans les autres, jusque dans celui, hors-champ, de Julia Loktev. On ne peut s’empêcher de penser que la réalisatrice est l’agente étrangère, celle qui a mené une existence parallèle à celle de ses amies, et désormais seule en mesure de documenter l’effondrement de la société civile et du journalisme russes. 

Une autre tragédie, plus discrète, sourd dans les images de My Undesirable Friends, à l’intérieur des écrans qui occupent une si grande place dans les plans de Loktev et les activités de ses amies. Les militantes et journalistes tiennent toutes au creux de leur main ce qui pourrait sembler un petit bout de démocratie libérale ou, du moins, un moyen d’expression indépendant du régime. Toutes utilisent un iPhone à l’aide duquel elles échangent constamment, elles filment, se filment, communiquent et s’informent. La chaîne progressiste Rain où travaille Anya émet principalement sur YouTube – d’où provient une partie des revenus de l’organe de presse, explique-t-elle. Les courriels s’échangent via Gmail, les personnages font référence à Snapchat ou Instagram… Autant d’applications et de canaux de communication dont le progressisme de façade a bien vite fait place, dès janvier dernier, à une adhésion totale aux orientations réactionnaire du couple présidentiel Trump-Musk. Ainsi, Mark Zuckerberg, à la tête du groupe Meta – comprenant Facebook et Instagram – affirmait vouloir réintroduire une certaine « énergie masculine » qui en était arrivée à faire défaut au sein de l’entreprise, au fil des politiques d’inclusion. Dans les bureaux de Google – dont YouTube est l’une des filiales –, les drapeaux arc-en-ciel se sont volatilisés en même temps que les programmes « diversité, équité et inclusion ». Un mouvement général d’allégeance (également rejoint par Disney et Amazon) que les images de l’investiture de Donald Trump ont rendu visible en mondovision pour ce qu’il était : une oligarchie à l’étatsunienne, alignée aux côtés du président d’extrême droite. Nous avons vu les seigneurs de la tech embrasser le trumpisme, et Trump insulter Volodymyr Zelensky avec les mots de Poutine – et de conclure : « Vous avez eu un grand moment de télévision ». 

Il y a par conséquent quelque chose de doublement tragique à regarder aujourd’hui ces activistes de l’audiovisuel placer tant d’espoir dans la production d’images destinées à emprunter les autoroutes de l’information, quelques années seulement avant que leur direction change au gré du vent. 

Ce qui frappe toutefois chez ces femmes réside dans leur inextinguible capacité d’indignation. Chaque scandale, chaque injustice – la fermeture de l’ONG Memorial, la sortie de la Russie du Conseil de l’Europe, les censures quotidiennes, l’emprisonnement d’un camarade – fait l’objet d’une conversation grave, émaillée de nécessaires plaisanteries. Les amies indésirables de Loktev rient jaune, beaucoup, pleurent peu, et travaillent constamment à maintenir la vérité vivante. 

Une boussole morale guide invariablement leurs pas : Harry Potter – accompagné parfois de références au Seigneur des Anneaux : « Bienvenue au Mordor ! » lance Lena à sa compagne étatsunienne venue la rejoindre à Moscou. À mesure que la situation s’avère de plus en plus désespérée et que l’exil s’impose comme l’unique recours, les mentions de la célèbre saga se font de plus en plus nombreuses. L’invasion de l’Ukraine est comparée à la chute du Ministère de la Magie (Les Reliques de la mort), Navalny est rapproché d’Harry lui-même (qu’il aurait coutume de citer lors de ses procès) et, en toute logique, Poutine n’est autre que Voldemort, avec lequel il partage une certaine ressemblance physique, remarque Ksyusha, peu avant que la police ne pénètre dans les studios de Rain. 

Quelques affaires jetées dans une valise, un billet d’avion pour Istanbul acheté en catastrophe : le film se dépeuple soudainement de ses personnage, quittant leur pays les unes après les autres. Les premières images de l’invasion de l’Ukraine sont encore fraîches à nos mémoires, celles du basculement de la Russie dans la loi martiale sont plus rares. Julia Loktev est là, au milieu du tumulte que le montage de My Undesirable Friends entend restituer en épousant celui des émissions diffusées par Rain dans ses derniers moments. Quelles images, quels récits reste-t-il lorsque les visages que la série nous avait accoutumé·es à voir et à écouter ont quitté le plan, centrifugées vers un hors-champ lointain ? Le carton final promet une seconde partie à la série, sobrement intitulée Exil

Occitane Lacurie

 

Occitane Lacurie, critique pour la revue Débordements et doctorante en études cinématographiques,

 

En complément sera montré en séance spéciale Moment of Impact, premier film de Julia Loktev et Grand Prix Cinéma du réel 1998.