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Ryusuke Hamaguchi : Survivre, disent-ils

La « trilogie du Tohoku » et l’écocinéma japonais depuis le 11 mars 2011

De la catastrophe inédite de Fukushima qui a frappé le Japon après le 11 mars 2011 (tsunami, tremblement de terre et catastrophe nucléaire, tout à la fois), Ryusuke Hamaguchi et Ko Sakai ont vu les effets dans la région dévastée du Tohoku. Comme d’autres cinéastes japonais ils ont filmé sur place, mais la violence du spectacle de la dévastation et de la souffrance des victimes recherchant les corps de leurs proches a inspiré aux deux anciens étudiants de Geidai (l’Université des Arts de Tokyo) un double refus fondateur pour leur « trilogie du Tohoku » (comme ils l’appellent) : le refus de céder au « tourisme du désastre » (Dennis Lim) et le refus parallèle de scruter la douleur des populations sinistrées. Leur projet de film a donc été d’emblée pensé contre un certain cinéma de la catastrophe, fasciné par le sublime des paysages dévastés et les pertes humaines. Restait à inventer la manière de rendre compte de la souffrance des victimes, des communautés brisées, des paysages et formes de vie saccagées, c’est-à-dire non pas seulement de l’événement passé mais du présent d’une catastrophe continuée dans la vie de ceux qui ont survécu mais ont tout perdu.

Les quatre films tournés en 2011-2012 (The Sound of the Waves, Voices from the Waves. Shinchimachi, Voices from the Waves. Kesennuma, Storytellers) sont portés par la force des témoignages qu’ils ont recueillis en voyageant sur la côte du Sanriku entre Miyako (préfecture de Iwate) au nord et Shinchimachi (préfecture de Fukushima) au sud. Ils ont en commun de se présenter comme des suites d’entretiens entre deux personnes : duos de sœurs, d’époux, d’ami.e.s, de collègues, de voisins, ou formés de l’un des deux cinéastes et d’un.e sinistré.e. Le récit que chacun livre de son 11 mars 2011 est intégré à un échange plus global sur la vie depuis la catastrophe, sur ce qui compte vraiment. Chacun de ces entretiens passe par des moments de grande noirceur et se fraye un chemin vers une consolation qui commence par « la considération » mutuelle. Et cette écoute marquante dans ces quatre films, rendue possible par le dispositif cinématographique imaginé par Sakai et Hamaguchi, est restée depuis l’une des marques de fabrique du cinéma de Hamaguchi. 

Pour permettre l’écoute réciproque des interlocuteurs et libérer l’attention du spectateur pour ces échanges, Hamaguchi et Sakai ont imaginé un dispositif de mise en scène (et presque de scénographie) des entretiens qu’ils ont répété à l’identique, filmant trois, parfois quatre heures d’entretien pour en retenir entre quinze et trente minutes. L’échange est introduit par quelques plans de coupe des cinéastes sillonnant la région dans leur voiture avec une carte en surimposition ; ces plans permettant de situer dans la géographie de la catastrophe l’espace intime qu’institue chaque entretien, espace d’écoute et de parole (« kiki-gatari »), comme le disent les cinéastes. Puis, il se déroule en deux temps. Au début, chaque interlocuteur se présente. « Nous voulions mettre en évidence l’artificialité de la situation », explique Hamaguchi. Car dès que la caméra tourne, chacun joue un rôle : « Quand un individu fait face à une caméra pour raconter une histoire cet individu a déjà commencé à jouer » (idem). Durant une première partie de l’entretien les interlocuteurs se font face et sont filmés de trois-quarts avec l’amorce de l’épaule de l’interlocuteur au premier plan. Ce dispositif permet à la conversation d’émerger. Dans un second temps les interlocuteurs sont placés côte à côte ; ils regardent dans des directions opposées. Chacun est filmé en gros plan par une caméra située face à lui, sur laquelle a été préalablement accroché un dessin représentant son interlocuteur. Dans cette seconde configuration l’impression de face à face est artificielle. Les corps se tiennent en réalité côte à côte. Les regards caméra libèrent des paroles plus intimes et profondes, tout en produisant une fiction de face-à-face. Le champ-contre champ offre un pas de côté renouvelé, une respiration, à l’expression parfois intense de la douleur. Il permet de l’accueillir et de la contenir. Dans la leçon de cinéma qu’il a donnée à l’ENS de Lyon en 2018, Hamaguchi expliquait que ces films lui ont appris « la force de l’écoute » : « Lorsqu’une personne s’intéresse à une autre, l’écoute engendre une énergie incroyable qui nous fait voir et entendre des choses que nous n’avions pas espérées. ». Et aussi que pour saisir « ce que les gens cachent en eux-mêmes », comme le font Cassavetes, Bresson ou Ozu, et faire œuvre de « réalisation cinématographique » (enshutsu), il faut soi-même s’exposer, « offrir quelque chose à la personne interviewée, quelque chose d’équivalent à l’offre de l’autre ».

Dernier volet de la trilogie, Storytellers révèle le sujet sous-terrain des trois premiers films : la parole et l’espace de communication authentique, « espace d’écoute » réciproque, qui se créée entre deux personnes. Cet enjeu apparaît ici dépouillé des récits de la catastrophe, puisqu’on plonge là dans les traditions orales de contes et légendes du Tohoku, en suivant la collecte d’histoires de Mme Ono. On comprend pourquoi les entretiens des trois premiers films traitent de la survie dans le langage après la catastrophe, dans une réflexivité qui fait que chaque entretien achemine une vision singulière du langage comme forme de vie humaine. Il en va ainsi de l’échange bouleversant avec la jeune bibliothécaire de Shinchimachi (dans Voices from the Waves. Shinchimachi) qui confie son malaise avec les mots et combien les survivants peinent à parler. Après qu’une réplique du tremblement de terre manque d’interrompre l’entretien, une fois le soleil revenu dans la bibliothèque où se déroule la conversation filmée, et sous l’effet aussi des paroles encourageantes de son interlocuteur, la jeune femme finit par confier sa « joie de parler » au cinéaste, par surmonter son inexpressivité. Ou encore à l’image de cette habitante de Minamisanrikucho qui raconte sa journée du 11 mars 2011 où elle devait retrouver son amie, laquelle a été emportée par le tsunami. Elle évoque l’importance pour elle de l’amitié ; leurs lectures communes, et la possibilité d’échanger, d’être écoutée, comprise. Ces petits miracles de la parole documentaire que recèlent chacun des quatre films de la « trilogie du Tohoku » sont rendus possibles par le dispositif de mise en scène qui, par son artificialité, libère les voix. 

Ils sont aussi le résultat de la bienveillance et de la douceur des deux réalisateurs-intervieweurs. Leur engagement auprès des sinistrés est l’un des éléments qui rattachent cette trilogie à la tradition japonaise du documentaire de protestation, engagé aux côtés des victimes et avec elles dans l’image, pour faire advenir leur parole, contre les efforts de dénégation des autorités et contre l’auto-censure qu’elles s’appliquent. Tsuchimoto Noriaki a ainsi filmé une série de films avec les victimes de Minamata entre 1971 et 1975 afin d’informer et éduquer les populations de la zone de l’usine polluante Chisso sur la maladie qui était alors en cours de documentation, et d’aider les malades à accéder à la reconnaissance de leur statut de victime. Ce cinéma documentaire achemine un processus de reconnaissance de la part des victimes qui passe centralement par la parole. Le cinéaste y occupe la place du preneur de son afin de mener lui-même l’entretien avec les victimes. Ces échanges ont en commun de révéler au cinéaste les liens noués par les populations avec leur environnement ; des rapports de travail, de culture, de soin, de la mer par exemple pour les pêcheurs de Minamata et ceux de Aomori.

Ces quatre films tissent par ailleurs un réseau de correspondances avec l’œuvre de fiction de Ryusuke Hamaguchi, récompensée dans les plus grands festivals occidentaux : Berlin (Ours d’argent Contes du hasard et autres fantaisies en 2015), Cannes (Prix du scénario Drive My Car en 2021), Venise (Lion d’or Le Mal n’existe pas en 2023). Les fantômes qui surgissent dans les conversations et dans les légendes de la trilogie du Tohoku prolongent une exploration de la perte qui est au cœur de ses fictions ; sous la forme du double et de la présence persistante d’un disparu dans l’esprit de l’héroïne dans Asako 1&2, ou encore dans The Depths (2010). Alors que les cinéastes expliquent avoir voulu « faire entendre la voix des morts » dans leur trilogie du Tohoku, les fictions quant à elles travaillent le sentiment de perte avec toutes les ressources d’une inquiétante étrangeté dont sourd le fantastique. Dans Heaven Is Still Far Away (2016) un jeune otaku est possédé par une jeune fille morte qui lui apparaît et lui parle. La sœur aînée de la jeune fille réalise un documentaire en interrogeant les personnes qui ont connu sa jeune sœur. Dans une très belle scène le jeune garçon dialogue devant la caméra avec la jeune morte et conduit petit à petit les deux sœurs à un échange par-delà la mort. Hamaguchi joue ici d’une percée documentaire dans la fiction pour montrer comment le cinéma peut faire communiquer les vivants et les morts, et prolonger ainsi l’entreprise documentaire de la trilogie du Tohoku.

Tout se passe comme si cette trilogie de films, séminale et matricielle de l’œuvre de Hamaguchi, avait infusé pendant une longue décennie, le temps que mûrisse en lui le souci environnemental qui éclate de manière fine, complexe et puissante dans la récente « trilogie écologique », qui répond des années plus tard à la trilogie du Tohoku. Walden (2022) et le diptyque Le Mal n’existe pas / Gift (2023) interrogent l’héritage de l’écocritique transcendantaliste (Emerson et Thoreau) pour mettre le médium cinématographique au service d’une transformation de nos perceptions de ce qui nous lie aux autres, aux vivants et à notre monde. En optant pour une forme expérimentale (deux minutes d’un plan fixe sur la surface d’un étang sur laquelle se réfléchissent des pins et la voix de Jane Wyman citant Thoreau dans All That Heaven Allows de Sirk) dans Walden, puis en mettant son cinéma au service de la musique de Eiko Ishibashi et de ses cordes aux accords dissonants dans l’ample fiction Le Mal n’existe pas et dans l’habillage visuel de la performance musicale, Gift, Hamaguchi a étonné les fans de ses drames urbains. En réalité il creuse cette veine de son cinéma qui a son origine dans sa « trilogie du Tohoku », qui nous invite à nous réapproprier nos capacités d’écoute et d’observation, pour mieux nous relier aux vivants et aux morts. 

Élise Domenach

 

Élise Domenach est professeure d’études cinématographiques et d’esthétique de l’image et du son à l’ENS Louis-Lumière, et critique de cinéma dans les revues Esprit et Positif. Philosophe du cinéma, spécialiste de l’écocinéma asiatique, elle est l’auteure de deux livres sur le cinéma de Fukushima : Fukushima en cinéma. Voix du cinéma japonais / Fukushima in Film. Voices from the Japanese Cinema (UTCP Booklet, Tokyo, 2015) et Le Paradigme Fukushima au cinéma. Ce que voir veut dire (2011-2013), Mimesis, Sesto San Giovanni, 2021).