
On comprend pourquoi en découvrant enfin le film dans son intégralité, après la présentation l’année dernière de chacune de ses trois parties en compétition à Cannes (Printemps), Locarno (Les Tourments) et Venise (Retour au pays). Durant près de dix heures – quatre de moins que Crude Oil (2008), mais cent minutes de plus que Les Âmes mortes (2018) et quarante qu’À l’ouest des rails (2003) –, le film produit en continu un nombre ahurissant de lieux et de personnages. On entre dans un atelier, dont l’adresse s’affiche à l’écran. Puis ce sont les noms, âges et origines de quelques travailleurs qui deviendront les protagonistes d’une intrigue qui se noue et se développe jusqu’à sa conclusion provisoire, avant l’introduction de nouveaux lieux et de nouveaux récits. Le cinéaste a qualifié de modulaire cette structure composée d’une succession de segments d’une vingtaine de minutes, soucieuse aussi bien de l’intégrité de chaque récit que de leur égalité dans la tapisserie tentaculaire qu’elle tisse peu à peu. À la surface, la vie coule de manière naturelle. Il serait facile de se laisser hypnotiser par le labeur harassant auquel sont livrés ces jeunes gens et de ne prêter qu’une oreille distraite à ce qui se joue pour eux. Mais une attention soutenue livre les richesses d’un récit particulièrement compact, où la condition de chacun s’exprime dans les épreuves qu’ils traversent ; le cinéma direct, disait Farocki, est aussi un genre narratif.
D’entre tous les épisodes, Printemps coïncide le mieux avec le désir d’observer la jeunesse dans les centres urbains exprimé par le cinéaste aux prémisses de ce projet. On y fait la connaissance d’adolescents et de jeunes adultes qui jouent, se battent, draguent, s’unissent ou se repoussent, de garçons réfléchis et d’autres comme Xiao Wei dont les fautes se retournent contre leur mère, de filles qui tentent de se dépêtrer d’un prétendant et d’autres qui enrobent un rendez-vous dans la transaction d’un iPhone. À chacun d’eux se posent des dilemmes exprimant les contradictions insolubles du système. Au tout début du Printemps, par exemple, la grossesse de Shengnan est suspendue à la décision de son entourage. Quand le patron prie les parents qu’elle termine au moins son quota de vêtements, ceux-ci s’inquiètent de savoir à quelle famille sera rattaché le conjoint, car se marier signifie qu’une des deux parties perdra son statut de résidence, et perdre un enfant signifie aussi perdre une participation aux besoins du foyer. À force, ces histoires individuelles s’accumulent et des intrigues de groupes se mettent en place. Lorsque Chen Qingtao apparaît pour la première fois, on remarque instantanément son sang-froid, et chacun semble voir en lui des qualités de négociateur. C’est tout un atelier qu’il mène alors au rez-de-chaussée pour négocier en fin de saison avec le patron les tarifs des pièces qu’ils produisent ; des pourparlers d’autant plus longs et importants qu’en l’absence de contrat, ils conditionnent le retour de chacun à la maison.
Le second volet reprend cette architecture, en mettant cette fois en lumière la dispersion des forces qu’on a vu converger. La cadence à laquelle les épisodes s’enchaînent semble accélérer, les personnages se multiplier de manière exponentielle. Il y a des garçons plus bagarreurs, irresponsables ou orgueilleux, dont le désir d’échapper à l’exploitation les mène à rester au lit ou à sortir pour jouer, au risque de contracter des dettes ou de filer un mauvais coton. Ainsi Xu Wanxiang sort-il d’une nuit de garde à vue et se met en tête de demander son dû au patron avec lequel il s’est battu : mais la perte de son livret de paie condamne d’avance ses demandes, le remboursement de sa dette et son avenir à Zhili. Il y a aussi Fu Yun, nouvelle venue qui, faute d’avoir bien regardé le modèle des vêtements qu’elle doit fabriquer, en rate un lot entier. L’oncle qu’elle appelle à l’aide pour la tirer du pétrin la repousse lorsqu’il comprend le risque qu’il prend ; elle finit par défaire, véritable travail de Pénélope, les coutures des vêtements qu’elle refera à perte.
Comme Printemps, Les Tourments finit par raconter l’histoire de tout un atelier, qui découvre un jour leur patron tabasser un fournisseur dans la rue et prendre la fuite. Quand le fruit de leur travail s’envole, il leur reste la possibilité de se payer, à l’insu du Bureau du travail, sur la vente de toutes les machines à un usurier. Mais celui-ci profite de la situation, tout comme le propriétaire du local qui coupe l’électricité qui lui a pourtant bien été payée, quand ce n’est pas, disent-ils, la police qui tente de leur faire signer de fausses déclarations pour leur faire porter le chapeau. On voit comment la responsabilité se répercute toujours sur le plus faible et comment, pris en tenaille entre différentes autorités, ces jeunes gens continuent à vivre dans les rouages d’une machine qui les broie, parfois littéralement. Beaucoup reviennent néanmoins à Zhili, même lorsque, comme Si Wen le raconte dans un témoignage terrifiant, la moindre contestation liée à une augmentation de taxes peut leur faire risquer l’incarcération et la torture.
Dans Retour au pays, Wang Bing fait le trajet inverse de celui qui l’a mené à Zhili, en remontant le fleuve Yangtsé pour suivre le retour de jeunes travailleurs dans leurs régions natales, sur les hauteurs du Yunnan d’abord, puis dans les plaines de la province de l’Anhui, pour leur mariage et les célébrations du Nouvel An. En prenant le large, le film semble desserrer un peu ses mailles et creuser la nostalgie qui s’exprime dans cette séquence sublime où deux amoureux s’envoient par téléphone des messages chantés. On y verra un long retour en train, une fin de voyage sur des routes de terres escarpées, un mariage traditionnel dans des montagnes enneigées, puis un autre beaucoup plus prosaïque à mesure qu’on revient à la fin des vacances à proximité des centres urbains.
Retour au pays retourne finalement à Zhili, pour retrouver ces travailleurs au moment où ils choisissent l’atelier et le dortoir où ils vivront pour une nouvelle saison. Lin Shao, rencontré à dix-sept ans dans un atelier où il travaillait avec sa petite amie Chen Wenting, a désormais vingt ans. Son sort de jeune père séparé d’une famille que son travail doit nourrir fait écho à l’histoire de l’avortement de Shengnan au tout début du film. Mais après la description méthodique des conditions de vie de cette main-d’œuvre, on peut désormais mesurer combien leurs vies sont conditionnées par ce système et quel poids prend chacune de leurs décisions. L’image globale, le tableau d’ensemble, prend le temps qu’il faut pour apparaître : comme pour les ouvriers, c’est à la fin qu’on reçoit son dû.
Ainsi va la narration du cinéma direct : plutôt que d’introduire dans la réalité des éléments fictionnels exogènes, elle coud a posteriori les pièces d’une histoire qui se présente d’une manière dispersée et fragmentée. Les efforts relatifs que la vision d’un tel film requiert sont payés au centuple, tant il est rare d’assister à une telle effusion de récits. La métaphore du filage comme récit reprend tout son sens, et l’on se souvient du terrifiant oracle du Château de l’araignée chantant en tissant son fil : « la vie des hommes est aussi insignifiante que celle des insectes ». Et si l’on se souvient qu’au cœur de la rétine se trouvent des photorécepteurs en forme de cônes, essentiels dans la perception des couleurs, on en vient à se dire, devant les cônes dévidant leur fil en permanence dans chaque machine à coudre, que le cinéaste a trouvé là une forme de studio.
Après avoir longuement documenté la fin des usines du XXe siècle et enregistré la parole de ses survivants, Wang Bing a trouvé à Zhili un lieu d’une immense vitalité où continuer à documenter le devenir de la Chine tout en renouvelant son cinéma de l’intérieur. Cette vitalité n’est bien sûr pas simple, ni sans conditions. L’industrie qu’elle alimente repose sur un postulat d’une ironie cruelle selon lequel de jeunes travailleurs sortent de l’enfance pour fabriquer des vêtements d’enfants qu’ils ne pourront avoir à leur tour qu’au prix du sacrifice de leur existence. Quel genre de vie est possible dans un système qui ne permet qu’à peine d’en avoir une ? On voit combien les relations économiques exercent un contrôle sur la vie plus insidieusement mais plus efficacement qu’une volonté d’État. La liberté, dit Jeunesse dans un constat insoluble, est à ce prix.
Antoine Thirion
Antoine Thirion est critique et programmateur, membre du comité de sélection de Cinéma du réel.